Journal 2019 : Chant des jours [Mai 2019]

 
 
 

« L’écriture n’est pas un but en soi, mais une façon de chercher et de dire le sens même de la vie individuelle ou collective. »

 

Francis COMBES, Préface de Ce que signifie la vie pour moi de Jack LONDON.


 
 

Journal 2019 : Chant des jours [Mai 2019]

 

 
 

« Le pouvoir de Mendel avait été d’apporter à cet homme, alors étudiant, la capacité d’entrer en soi, de tirer ce fil ténu pour le faire naître au monde. Il lui avait offert le monde des livres, son polythéisme, là où les points de vue, les regards, s’entrechoquent, où un marché extraordinaire s’offre à celui qui cherche un sens. Mendel avait joué ce rôle. »

 

Rachèle BEVILACQUA, Le bouquiniste Mendel de Stefan ZWEIG – [La vie des autres, 50 récits de vie incontournables – Les Éditions du Portrait]

 

 

« Les désordres du monde sont souvent provoqués par une confiance aveugle et par l’orgueil. »

 

Yongyu HUANG, Les Carnets d’un peintre chinois de Paris à Florence [Éditions Philippe PICQUIER, 2018, p. 177, Une légende d’amour]

 

 

« Comme Montaigne s’est fait géomètre et arpenteur de sa propre vie, Stefan Zweig, à travers le portrait du philosophe, pétrit secrètement la glaise humaine. Comment rester fidèle à soi-même quand la folie s’empare des masses ? Comment être humain dans une époque inhumaine ? Tels sont les cris déchirants lancés par l’écrivain autrichien au cœur du cratère des violences et de la servilité universelle de son temps. Montaigne apparaît alors comme une figure de proue ; ses écrits et le témoignage de sa vie comme une matière salvatrice par ses échos actuels. Montaigne a su préserver en lui-même son indépendance intérieure. »

 

Caroline BOIDÉ, Montaigne de Stefan ZWEIG, La vie des autres [50 récits de vie incontournables], Les Éditions du Portrait, Paris, 2015, p. 17.

 
 

 

 

Samedi 25, lundi 27, mardi 28 mai 2019

 
 

 

Mon amie la nature

 
 

 

Alaric Beyney ajoute une grosse fraise bio au petit panier de l’anniversaire de Léana, fille de mes nouveaux voisins d’en face. Elle a eu 2 ans, le 21 mai. Nous fêterons son anniversaire à midi.

 

Neuvic est mon troisième marché de la semaine après celui de Manzac, le mardi en fin d’après-midi, de Saint-Astier, le jeudi matin.

 

Je me suis engagé à défendre ceux, qui jeunes et valeureux, se sont investis dans le bio, les alternatives à l’empoisonnement général, le retour à une vie saine, préservant ce qui peut l’être de nos santés, nous assurant une meilleure qualité de vie. Ma curiosité illimitée m’a permis de constater qu’ils sont nombreux : une vraie chance ! Depuis Manon Léret, à Mauzac pourvoyeuse de shiitakes, pleurotes, champignons de Paris et endives bios, Marjolaine et Théau à Sainte-Alvère à l’étal si joyeux, frais et luxuriant. Relayant par ailleurs les productions champignonnières de Manon. Leur production de tomates  sont sans égales, dont la bleue, ‟Indigo blue beauty”. Cette année, le couple a réussi les semis d’une excellente variété blanche dont j’avais remis des graines à Marjolaine, ainsi en ajoutant une rouge je pourrai offrir une salade républicaine, parfaitement tricolore, à nos invités. Plus près d’ici, Laura et Jérôme paysans-boulangers de la Dynamo, sise à Léguillac-de-l’Auche ou encore Clément et Manon également paysans-boulangers à Beleymas et quelques autres nous garantissent un pain idéal. Après 30 ans d’abstinence je peux enfin en remanger, sans doute parce qu’il est pétri au levain !

 

Du marché de Manzac-sur-Vern, Fabrice a cessé son activité, et c’est grand dommage pour nous : avec sa carriole il nous apportait un grand bol d’air frais et de bonne humeur. Stéphane et son mentor Mercier ont disparu de la place de Manzac, il nous reste heureusement l’happycultrice, la si gracieuse Claire. Il y a aussi Josette et son camion de marché, d’une fidélité exemplaire. Encore, Corinne et ses fraises délicieuses, naturelles et ses conserves de canard. En bio, il ne reste que Sandrine, implantée aux Lèches qui au printemps propose des plants de légumes et de fleurs. Nouvelle, Amandine propose, sous l’appellation Naturel’mandou, une production artisanale de savons et de cosmétiques naturels. Notre ami Lothar, nous propose la gamme des vins de Bergerac, y compris en bio ainsi que le Rosette du producteur Jean-Pierre Destombes, excellent petit vin blanc que l’on boit sous les tonnelles !

Et depuis quelques marchés nous avons un couple qui représente l’authentique, le retour à la vie naturelle en autonomie, Karine et Vincent. Avec les œufs de leurs poules, ils proposent encore le pain des boulangers du secteur en attendant d’autres réalisations innovantes qui demandent du temps et de la réflexion, sans doute des subsides aussi.

 

Saint-Astier est un des marchés les plus importants et courus du département. Laura y propose son pain, auparavant Emmanuel tenait souvent ce stand avant qu’il n’aille s’occuper du parc botanique du château de Neuvic. Françoise David ayant des soucis de santé ainsi que sa belle-sœur, c’est Jean-Baptiste, le fils de cette dernière qui assure l’intendance de ce vaste stand généreusement doté en toutes saisons. Assez nouvellement arrivée à Saint-Astier, l’étal de Marjolaine apporte des compléments fort bienvenus, au-delà de superbes tomates en saison, légumes et désormais les champignons de Manon Léret. N’oublions pas le fromage de chèvre de Tom, le plus jeune exposant de ce marché, salué l’an passé par la Dordogne Libre.

 

À Neuvic, le bio n’est représenté que sur deux stands avec Marie-Christine et Alaric. Marie-Christine vend quelques légumes (pissenlits, aillet, oignons nouveaux…) de saison, des légumineuses, des huiles bios (tournesol et noix). Excellente conseillère, elle m’aura appris pas mal de recettes simples pour utiliser toutes les parties des végétaux dont les tiges d’oignons qui fondues à la poêle, font de merveilleuses omelettes et pourraient faire des quiches tout aussi goûteuses que celles bien connues aux poireaux. Et puis, il y a Alaric, qui propose ses légumes, ses fraises et le pain de la Dynamo, de Laura et Jérôme.

 

 

Après le marché du samedi matin à Neuvic, voici venue l’heure de la marche sur la voie verte entre le second pont qui traverse l’Isle direction la gare de Neuvic et la petite île située derrière le château de Mauriac entre rivière et canal.

 

Le calme de la surface des eaux incline à la méditation, à une grande vacuité intérieure. Le temps est léger et clair, devenant chaud, un peu oppressant.

 

Mon affinité avec le poète et écrivain Hermann Hesse se manifeste pleinement dans ces moments fusionnels et contemplatifs qu’offre la nature.

 

En dehors d’un TER Limousin je n’eus comme compagnie que celle des chants d’oiseaux et le crissement des grillons. Repos de l’esprit.

 

Les floraisons sont peu nombreuses et presque exclusivement blanches en dehors de quelques églantiers rose tendre. Les sureaux (sambucus nigra) atteignent sur ces berges fertiles des hauteurs surprenantes, jusqu’à cinq mètres de haut. Leurs ombelles blanches et parfumées ont des propriétés médicinales (indiqué contre les problèmes de surpoids : ses propriétés dépuratives permettent de nettoyer et de purifier l’organisme en le forçant à éliminer ses toxines. Il est également utilisé contre les rhumatismes, l’arthrite et l’arthrose) et entraient, me semble-t-il, avec le frêne et le cassis, dans la composition de la ‟Piquette Vallet” (l’herboriste de la rue Wilson à Périgueux, dans les années 40 à 60) un breuvage qui plaisait à tous, un pschitt naturel et sain.

 

En fleurs également, les cornouillers sanguins (Cornus sanguinea) dont le feuillage s’empourpre de bonne heure en saison donnant le signal des prémices de l’automne.

 

Sur le territoire du Moulin de Villeverneix, entre Vern et Isle, où s’élèvent les structures du parc à Caviar de Neuvic (élevages d’esturgeons), se mêlant à la grâce de la Folle avoine, se dressent les panaches blanc crème de la Reine des prés (Filipendula ulmaria), plante qui prospère en zone humide, en bordure de cours d’eau ou dans les vallées fertiles humifères. Ses propriétés médicales sont importantes, anti-oxydantes, anti-inflammatoires, antalgiques (contiennent de l’acide salicylique, qui deviendra le principe actif de l’aspirine), anti-rhumatismale et puissant diurétique.

 

De retour à la maison, s’activent les préparatifs de la fête chez mes voisins pour les 2 ans de mademoiselle Léana. Par un surprenant hasard, mon principal interlocuteur au temps de l’apéritif, était un copain de Loulou, le chasseur si sympathique du ‟Clou”, fidèle de la famille Rivière, mes cousins retrouvés ! ♦

 

 
 

 
 
 

‟Le Prat”, chez Paul Rivière & Saint-Crépin-de-Richemont

Du samedi 4 mai au mardi 21 mai 2019

 

 

 
  En dédicace à mes deux merveilleuses cousines Jackie Clément et Pierrette Martinet   
 
 
 
 
 

 

Quel est donc ce bruit, en ce coin de nature ?

 

La réfection du chemin avait commencé, sans avoir été annoncée, depuis 7h00 du matin !

 

Pour autant ma cousine Pierrette arrivait de Lembras devant la porte pour me récupérer et nous prîmes le chemin d’Agonac.

C’est un chemin que je connais bien, je le prenais à bicyclette, depuis Chamiers, à 18 ans, en 1965, pour rendre visite à Jackie, fille de nos cousins Arlette et René. Elle gardait les vaches au-dessus de la ferme de Saigne Bœuf. Henri et Marie durent être surpris de me voir m’engager sur un si long parcours avec mes 40 kgs poids plume ! Jentou, fils aîné de Paul, plus jeune que nous, était présent ce jour-là. C’était un an avant la disparition, le 8 mai 1966, du grand-oncle Henri. Jour de terreur où je n’avais encore jamais vu ma grand-mère Clotilde, sa sœur, aussi sombre et bouleversée. Avec le recul j’ai pensé qu’ayant neuf ans de plus que lui, elle avait contribué à lui servir de seconde mère, ainsi qu’à André, plus jeune encore, lorsque sa mère et son père étaient occupés aux travaux des champs, à la métairie ‟Les Volves” du Château de la Côte, sur la commune de Biras.

 

Jackie nous rejoint depuis ‟Puy Henri”, commune de Brantôme.

Nous évoquons une cabane à outils du grand-oncle André dont je n’avais pas souvenir, nous recherchons l’emplacement, au-dessus du pré où paissaient les vaches et où aujourd’hui il ne serait pas difficile de rouler jusqu’en bas tant la déclivité est conséquente ! Quelques photos avec mes deux cousines, puis nous nous dirigeons vers le village.

 

     
     
 
 Pierrette et Jackie à Saigne Boeuf, Agonac     Alain et Jackie à Saigne Boeuf, Agonac 
     

 

Église et cimetière d’Agonac. Arrivé tout en haut à droite de ce cimetière, je suis instruit que la tombe de notre grand-oncle Henri, homme estimé et respecté de tous, abritait, avant qu’elle y vint reposer en décembre 2007, deux des compagnons ultérieurs de son épouse Marie. Je demeure pantois devant ce tohu-bohu mortuaire, ce night-club sépulcral. Certes, je me suis édifié hors des idées reçues et des conventions, mais là tout de même, sauf à être simplette, ce qui n’a rien d’improbable, Marie assumait le rôle de grande émancipatrice, surtout dans un village traditionnel comme Agonac.

J’en vins à envisager le jour de la Résurrection des morts où tout ce petit monde charmant se lèvera comme un seul homme pour entonner un Alléluia d’action de grâces, exempt de jambes de bois et de cols du fémur en vrille, et que malgré la jeunesse et la vigueur retrouvées de tous les hommes qu’elle connut, elle aura à demeurer chaste et pure le temps du Jugement Dernier. Je crains que contrairement à sa naissance un 15 août 1909, nous assistions non pas à une assomption mais à une descente dans le 5ème sous-sol des états infernaux ! Une punition ? Pas vraiment si on imagine le nombre de damnés masculins, sans oublier le plus légendaire de tous, l’illustre performeur, DSK ! Enfin, l’Eden dont elle n’osait même pas rêver ! La joie d’entrer pour toute éternité dans le feu de l’action…

 

Place de la Mairie en travaux, la maison des parents Duverneuil qui était devenue celle de leur fille Yvette et de son époux Georget. Une maison où un drame mettait fin, le même jour, à leurs vies. Suicides concertés où décision unilatérale, désespérée ou dégénérative ?

Pierrette disparaît un moment puis réapparaît !

 

En route pour Eyvirat par la route intérieure au village d’Agonac direction ‟Le Prat”.

 

Il y a là, juste avant ‟Le Prat”, au lieu dit ‟Le Clou”, une maison, des dépendances, un passif agricole, des chiens aboyeurs et le personnage central de cette expédition Jean-Claude Aunet que les chasseurs surnomment affectueusement ‟Loulou” ! Ce fut sans doute un peu comme la rencontre entre l’écrivain Hermann Hesse et son voisin du Tessin, Mario : « En apparence il (Mario et ici Jean-Claude) est le paysan un peu rustre qui doit forcément considérer l’étranger oisif (Alain Joubert) qui se promène comme un inoffensif parasite[1]. » Parasite, je ne l’étais pas vraiment, mais sans doute inattendu, étranger, en ces lieux encore inconnus de moi. Lui, rustre peut-être car authentique, sans sur ajout ou effet de représentation, simplement lui-même et c’est tout. Les hommes de la campagne étaient comme cela du temps de mes jeunes années et j’en ai connus un grand nombre puisque mes origines plongent toutes dans le milieu paysan ; des paysans pauvres, certains n’eurent jamais de biens propres. Si j’évoque les parents de Jean-Claude, c’est parce qu’ils étaient de ces braves gens, des voisins attentifs. Louis le père qui se faisait appeler Camille et Andrea la mère que chacun, dont la famille Rivière, avait toujours connue sous le prénom de Suzanne.

 

Suzanne donc, qui le jour du départ de la famille Rivière du ‟Prat”, en septembre 1966, pleurait à chaudes larmes. Paul et Christiane son épouse étaient métayers de leurs oncle et tante. Le décès d’Henri frère du père de Paul, Marcel Rivière, mort assassiné en 1937, annonçait le chemin de croix de celui qui avait toute légitimité pour hériter de ce lieu. Arrivé là en 1956, Paul avait accompli un travail considérable sur cette propriété à l’abandon. C’était on l’imagine sans peine l’héritage de l’arrière-grand-père Jean Rivière et celui d’Henri, son oncle, qui ne pouvant avoir de descendance assumait celle de son frère Marcel, deux de ses enfants sur trois. L’aînée des trois enfants, Andrée, fut prise en charge et éduquée jusqu’à devenir institutrice, par Louis, frère de notre arrière-grand-mère Françoise Parcellier, épouse de Jean Rivière.

 

 

     
     
 
  La faucheuse de Paul       Le « Prat » aujourd’hui  
     
 
  Le paysage du « Prat‘       La charrette de Paul et sa fille  
     
 
  Ma cousine Pierrette, fille de Paul Rivière       Ma cousine Jackie, fille d’Arlette Rivière  
     
 

  De Gauche à droite Jackie, Jean-Claude, Pierrette  

 

 

 

Nous fîmes tous les quatre le pèlerinage du ‟Prat”, moi par un chemin détourné pour photographier une vieille faucheuse rouillée qui fut celle qu’utilisait Paul. Le secteur est doucement vallonné et d’une rare poésie, sorte de Toscane ondulante et verdoyante. Le chemin blanc est bordé de chênes, en contrebas une noyeraie plantée il y a soixante ans par Paul. Tout en discourant nous arrivons à la maison qui aujourd’hui appartient à des anglais qui y viennent à la belle saison. C’est une demeure de charme, aux volets bleu charrette. Une ancienne vigne court sur toute la longueur de sa façade. Sur l’esplanade, un énorme tilleul domine ces vallons enchantés qui déjà embaumait lors des mois de juin dans les années 50 et 60. Le vieux four dans une pièce contiguë à la maison servait à cuire la nourriture des cochons, et comme la table n’était pas toujours aussi abondante que cette jeunesse travailleuse avait d’appétit, raves, topinambours, choux-raves, pommes de terre et betteraves servaient d’appoint à cette fratrie ! C’était la vie dure de la campagne. Un poêle avec un immense tuyau chauffait tant bien que mal la chambre des enfants, un lit pour les deux garçons un autre pour les filles. Les toilettes, été comme hiver, de jour comme de nuit, étaient situées dehors ! Une vieille charrette, demeure comme vestige de ces années neuves, jeunes, dures et cependant heureuses. Je fixais avec quelques clichés le souvenir de ce temps béni.

 

Au retour nous évoquions l’homme si peu providentiel qui avait acquis en viager cette propriété de 52 hectares, par l’entremise semble-t-il de mon propre père. Petit fonctionnaire qui ‒ comme quelques uns de mes charmants collègues roués et profiteurs, usant de leur maigre influence ‒ eut l’outrecuidance d’ajouter à sa confortable rémunération les services gracieux de Jean-Claude, labourant, semant et récoltant pour les beaux yeux d’un marquis quelque peu sadique. En contrepartie libérale du maître de céans, étaient autorisées la cueillette des champignons et la chasse ! En évoquant cette succession imprévue et malvenue, je provoquais l’ire de Jean-Claude qui brusquement, post mortem, chercha querelle au prédateur, défrisant d’un coup, d’un seul, sa sainte mémoire !

 

Nous ne repartîmes pas sans partager un verre du pineau maison de Jean-Claude, l’élixir fameux de Loulou, célébré par ses amis chasseurs.

 

 
 
  Jean Claude dit « Loulou » et sa bouteille de pineau maison  
 

 

Cimetière d’Eyvirat. Derrière nous la maison dans laquelle, me disait ma mère, fut élevé par la famille Nouillane, notre arrière-grand-père, Jean Rivière. Le caveau Rivière où reposent nos arrière-grands-parents, leur fille Mathilde décédée à l’âge de 15 ans pour laquelle il fut érigé, leur fils Gaston (1903-1987) et leur petite-fille Arlette (1928-2004).

 

Une autre tombe dépouillée dans la même allée, à l’autre extrémité, serait celle des mes arrière-grands-parents Lamaud : Jean-Léo et Catherine, née Roussarie.

 

La tombe de l’ex propriétaire du ‟Prat” arbore cette devise : ‟Vaincre ou mourir” ! Devant l’option qui fut la sienne, allongé sous ce gravier défraîchi nous ne pûmes que vaincre notre dégoût. Deux chrysanthèmes autrefois opulents, aujourd’hui parfaitement desséchés, vinrent orner ce lieu étroit où repose un héros vaincu !

 

Un déjeuner frugal et délicieux nous attendait chez la charmante Jackie, sur la route d’Angoulême, au lieu dit ‟Puy Henri”. C’est encore Brantôme faisant face à Saint-Crépin-de-Richemont. Jean-Pierre Clément, son époux possédant des notions avancées dans la construction, le couple édifia cette maison imposante, spacieuse et agréable. Chapeau ma cousine et mon très regretté cousin !

 

L’heure était venue de se rendre à Saint-Crépin-de-Richemont, commune où vécurent jeunes Paul et Christiane, mais surtout où Arlette contracta mariage et vécut donnant naissance à cinq enfants dont je n’ai connu que les deux aînées, Janine et Jacqueline, que nous avons toujours appelée Jackie.

 

 
 

     Village de Saint-Crépin-de-Richemont    

 

 

Le village est d’un grand charme depuis le cimetière accroché à la colline. Dès l’entrée on découvre une tombe Château où repose la belle Élina que l’on voit, en photo, au bras d’André Rivière, lors du baptême de Jeantou, en 1951, devant une maison dont il sera question plus loin. Cette très belle Dame aura eu, après avoir mis ses biens en viager, la plus triste fin de vie que l’on puisse imaginer, enfermée dans sa maison et sans doute maltraitée. Dieu, si Paul et Christiane avaient pu rester là pour s’occuper d’elle ! Ce qui frappe dans ce petit cimetière en pente c’est le nombre incroyable de petites chapelles servant de caveaux, chose usuelle chez les riches, fait plus que surprenant pour un si modeste village. Après avoir vu la tombe Lavit où repose René, le père de Jackie, il suffit de traverser les rangées de tombes assez mal ordonnées pour se trouver devant un caveau royal appartenant aux Prevost de Sensac de Traversay de Laguarigue de Survilliers, vide, mais où s’inscrivent par avance tous les futurs résidents. Un caveau d’une aussi grande classe donne presque envie d’y venir se reposer ! Pour le moment ils investissent châteaux et manoir de la commune, la Barde, Richemont, Saint-Crépin et Plessac.

Nous nous déplaçons jusqu’au caveau où repose mon cousin Jean-Pierre depuis décembre 2013. En voici un que j’aurais vraiment aimé connaître, il avait une tête bien faite et des mains en or. Voici pour moi l’élite française, celle qui tout au long d’une vie, transforme, édifie et embellit. Ce caveau est d’une rare élégance, j’ai rarement vu un sépulcre qui manifeste autant d’amour, d’attention et de fidélité. Il est couvert de fleurs signifiant que l’amour perdure au-delà de la mort. Et j’acquiesce, car en ce lieu repose un homme de grande valeur. À l’arrière de la tombe, la grille en ferronnerie réalisé par le fils, Amédée, est d’une grâce absolue.

 

Jackie a souhaité nous conduire chez son aînée, la belle Laetitia, dans un hameau à flanc de colline, lieu-dit ‟Chanceland”. Nous y rencontrons Éric, le gendre de notre cousine. J’ai fréquenté quelques fortunés et vu des demeures splendides, mais ici ce fut l’éblouissement devant une restauration somptueuse réalisée par Éric et son beau-père, Jean-Pierre. Un lieu où rivalise à la perfection savoir-faire et bon goût. Résidence de rêve avec vue sur la campagne depuis le jardin et la piscine, surplombant bocages riants et arbres centenaires.

 

Nous arrivons au hameau où Jackie vécut ses jeunes années. C’est la maison de ses parents, vétuste, aux normes sobres de la campagne du temps jadis ; la façade, dans sa simplicité est de toute beauté. Ici on vivait à la dure avec une seule chambre pour les cinq enfants. Jean-Pierre avait refait la toiture ; sa disparition, en 2013, a interrompu les travaux de rénovation qui auraient fait de cette vielle demeure un bijou. L’œil d’un artiste doublé du savoir faire d’un artisan chevronné génère de la magie là où tout semble morne.

 

     
     
 

  Maison de naissance de Jackie  

Saint-Crépin-de-Richemont

 

  Aujourd’hui rénovée la métairie de Paul et Christiane  

à Saint-Crépin-de-Richemont

lieu du baptême de Jeantou Rivière

     
 
  Baptême de Jeantou, Christiane sa mère (1951)       Élina Château, André Rivière, Christine  

 

 
  Le baptême de Jeantou aux Brageots à Saint-Crépin-de-Richemont, 1951  

De gauche à droite, Gilberte, sœur de Christiane Rivière, Yvonne ma mère, Pierrot frère de Christiane, Élina, X, Arlette Lavit

premier rang mon père André Joubert, Henri Rivière, Jean-Léopold Lamaud, Christine, Christiane, Paul, Jackie et Jeannine

Les superbes photos de 1951, en noir et blanc, sont du reporteur familial notre grand-oncle, André Rivière

 

 

‟Les Brageots” sont souvent orthographiés ‟Les Brajeaux” et même en mixant les deux premiers, ‟Les Brageaux”. Nous voici dans cet autre important hameau de Saint-Crépin-de-Richemont. Ce lieu où la famille Château vivait avec leurs métayers d’une manière qui leur faisait honneur. La maison de la belle Élina a été semble-t-il rasée. Il n’en reste rien. En face celle qu’occupait son frère a été restaurée, sans doute par des anglais. D’autres anglais vivent au cœur du hameau qui manifeste une certaine opulence, disons même une véritable renaissance. La demeure superbe, aujourd’hui restaurée, qu’occupait Paul, Christiane et leur fils Jentou, lieu du fameux jour de baptême, en 1951, où l’on voit en outre mon grand-père Jean-Léopold Lamaud, mon père, ma mère et ma sœur Christine, Arlette Jeannine et Jackie, la sœur et le frère de Christiane, notre grand-oncle André. Dans les années cinquante, la famille avait des liens plus étroits, qui tardivement, sont en train de se retisser.

 

Au retour, nous apercevons ‟Le Boulou ”, ruisseau affluent de la Dronne et le sentier de découverte des carrières de meules avec les vestiges monumentaux que sont ces ‟meulières”.

 

Retour par le village où je reconnais à sa sortie une usine que j’avais visitée du temps du père Léglise et de son associé ; dernières velléités de la confection et de la chaussure en Périgord, et de ces ateliers quelque peu misérables. Nous venions d’achever notre expédition sur les terres de la belle Jackie.

 

Après un rafraîchissement pris chez Jackie, nous rejoignons tous les trois le bourg d’Agonac. Nous ne vîmes pas le frère, âgé de plus de 90 ans, qui avait bien connu Paul Rivière lorsqu’il vivait au ‟Prat”, mais sa sœur beaucoup plus jeune qui connaissait bien ma cousine Yvette, Georget, et les vieux Rivière de Saigne Bœuf. Elle nous dressa un tableau de Marie évocateur, me rappelant de vieux souvenirs enfouis et quelques phrases empreintes de peu de sympathie de ma grand-mère Clotilde née Rivière et de ma mère. Marie, petite femme plutôt laide, aux cheveux noirs de jais et poisseux, sorte de fontaine de brillantine Roja de droguerie villageoise, utile comme lubrifiant lors de rencontres fortuites ou en cas de disette, apportant son lait 110% de matières grasses, dans le village, propulsée par un permanent feu au cul. Le nom de sorcière fut prononcé et fusa comme une révélation ! Je la revis, en ces jours de vendanges, dans le cantou, devant une énorme marmite où cuisaient toutes sortes de champignons, rouges, blancs, violets, bleus et verts, comme nous n’en mangions jamais ailleurs. Il n’y eut jamais aucun mort à la fin de ces journées festives arrosées copieusement d’une piquette qui permettait de digérer des pierres !

 

Ses frasques ou dérèglements hormonaux nous intéressent en réalité fort peu. Après ces extorsions indignes, aux conséquences lourdes et cruelles, nous nous octroyons le plaisir de nous foutre un peu d’elle ! Pour autant que nous importent ses convulsions de ouistiti ? Rien de plus que les impudences ‟bénalliste” de notre président astiqué et poudré. Ce qui m’apparaît inqualifiable et impardonnable vient de l’usage qu’elle fit des volontés d’Henri, disparu à 60 ans, et des biens résultant du travail de deux générations de Rivière, Henri et de son père Jean. Paul s’était installé au ‟Prat” comme métayer, avec la promesse d’Henri, son oncle qui l’avait élevé avec Arlette sa sœur, d’être l’héritier de cette propriété qui lui aurait, non pas assuré l’opulence, mais l’autonomie, l’indépendance et des années de vie supplémentaires, écarté qu’il aurait été des traitements mortifères des vignobles du Bergeracois. Ainsi, les deux enfants de son frère Marcel, disparu en 1937 dans des conditions tragiques, furent spoliés de ce qui aurait dû leur revenir, en les soustrayant à l’extrême pauvreté qu’ils eurent à subir après que deux générations de Rivière se soient tant donné de mal pour assurer une vie moins précaire aux générations suivantes. J’entends moi aussi, la terrible phrase qui me glace le sang prononcée par Paul lorsque Pierrette, sa fille, le conduisait à l’Institut Bergonié, les derniers mois de son existence : « ‟Le Prat” c’est à moi, ce sera toujours à moi ! ». J’ai tellement envie de dire, voire de crier : « Oui, Paul, ‟Le Prat”, c’est chez toi ! »

 

Pour autant, Jackie ‒ malgré l’extorsion d’héritage que fit subir Marie à sa mère et à son oncle, manipulée probablement par des personnes peu délicates ‒, éprouvait de l’attachement pour elle, lui rendant souvent visite. L’affection ne se commande pas. Elle est toujours bonne à prendre. Pour Pierrette, le refus de faire une attestation de métayage à Paul dont la retraite qu’il ne prit pas, approchait, était trop indigeste. Elle lui en garde rancune. Mais Marie était-elle bien en possession de toutes ses facultés, le fut-elle jamais ? Pour moi, comme pour ma mère, nous éprouvons un certain mépris pour elle d’avoir été aussi manipulable par quelques profiteurs et par ses compagnons d’infortune, car cette maison était presque un taudis. Je ne lui pardonne pas d’avoir dépouillé ses neveux, de les avoir dépossédés du fruit de leurs droits et de leur travail. Cette extorsion n’est pas digne de l’engagement qu’elle avait pris avec Henri Rivière de les protéger et de leur offrir la compensation dont les avait privés l’abandon de leur mère suivie de la mort violente de leur père.

 

Issues de la quatrième génération, tout comme moi, Pierrette et Jackie portent très haut le drapeau familial ; il est le fruit d’un courage invincible qui caractérise cette famille, l’une et l’autre ont réalisé avec leurs conjoints, ouvriers d’une exceptionnelle vaillance, habileté, une magnifique capacité à dépasser les contingences accablantes subies par leurs parents, grands-parents et arrière-grands-parents. Un sentiment de grande fierté m’est advenu en pensant à ce qui caractérise l’excellence chez les modestes dont nous sommes issus s’ingéniant par un travail constant à dépasser ce qui pourrait être rédhibitoire. D’autres descendants de notre génération n’y sont peut-être pas aussi bien parvenus. Je ne pensais pas en retrouvant ces deux cousines, dont je ne fus jamais proche dans les années passées, que tant d’affinités, de contentement et d’affection nous seraient accordés. Voici ce qui qualifie le plus certainement ces retrouvailles. Notre escapade aura retissé le lien familial ; unissant nos souvenirs autour d’une famille particulièrement éprouvée, d’une grande pauvreté, mais d’une détermination à toutes épreuves. On serait fier à moins !

 

« Je conserve ma foi en la noblesse et l’excellence de l’être humain. Je crois que la douceur et la générosité finiront par avoir raison de la grossière gloutonnerie actuelle. Et pour conclure, ma foi va à la classe ouvrière. Comme le disait un français : ‟L’escalier du temps résonne à jamais du bruit des sabots qui montent et de celui des souliers cirés qui descendent[2].” » ♦

 

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[1] Hermann HESSE, Tessin, « Mon voisin Mario », Genève, Éditions Metropolis, 2000, p. 180.

[2] Jack LONDON, Ce que la vie signifie pour moi, 1905, Paris, Les Éditions du Sonneur, 2006, p. 38.

 
 

 
 
 

Samedi 18 mai 2019

 
 

 

Hermann Hesse, Richard Strauss, Richard Wagner et le mythe faustien

 
 
 
 
 
 

 

On ne me trouvera ni Wagnerophile, ni Wagnerophobe.

L’appréciation de Hermann Hesse dans un ouvrage qui rassemble des textes épars, intitulé Musique, publié en 1997, à la Librairie José Corti à Paris, saura me convenir :

 

« … de même que la musique bruyante de Strauss[1] et de Wagner correspond à l’âme d’un contemporain vivant dans nos grandes villes d’Allemagne. Aussi peut-on les ‟aimer” en tant qu’expression d’une partie d’humanité et d’histoire. Mais ce sont deux choses différentes qu’aimer et ‟tenir pour juste” (ou classique). On peut aimer aussi ce qui est dégénéré ou malade, mais il ne faut pas le tenir pour juste, seulement pour ce qu’il est. Car que nous dit Lu Bou We[2] ? Lorsque la musique devient bruyante, les mœurs déclinent et les États sont menacés[3]. »

 

« Que Wagner, en dépit de tout, recommence toujours à fasciner les musiciens, j’en ai force exemples ; c’est le charme ancien qu’exerce toute magie noire. Au bout de cette fascination, il y a les canons, les guerres et tout le reste de ce que Dieu interdit. Mais, bon ! l’homme ‟faustien” lui aussi veut avoir ses plaisirs ; dommage seulement que nous, les autres, ayons à participer si fort au règlement de la note. Enfin, bientôt cela ne pourra plus me toucher[4]. »

 

Le désaveu de Hesse, homme de paix[5], pacifiste, pour Richard Strauss tient au ralliement de ce dernier aux nazis, il y associe sa musique, qui à mon sens, enferme de souveraines beautés. Si j’acquiesce à sa répulsion de l’homme comblé qui aspire à toujours plus d’honneur, d’argent et de gloire, je me dissocie de Hesse sur l’œuvre et en particulier le corpus symphonique (Don Juan, Mort et Transfiguration, Till l’Espiègle, Ainsi parlait Zarathoustra, Don Quichotte, Une vie de héros, Une symphonie alpestre) qui fait partie de mes préférences musicales. Richard Strauss est un des plus considérables musiciens d’opéras [on peut citer : Salomé, Elektra, Der Rosenkavalier (Le Chevalier à la rose), Ariadne auf Naxos (Ariane à Naxos), Die Frau ohne Schatten (La Femme sans ombre), Intermezzo, Die ägyptische Helena (Hélène d’Egypte), Arabella, Die schweigsame Frau (La Femme silencieuse)]. Jamais je n’ai pu entrer dans son univers opératique qui reste complètement hermétique à mon oreille.

 

Par contre, le personnage, il est vrai, n’inspire pas vraiment la sympathie. Laissons le soin à Hesse de nous en instruire avec des passages d’une lettre[6] datée du 1er février 1946 à l’artiste peintre de ses amis, Ernst Morgenthaler (1887-1962) :

 

« Lorsque j’étais à Baden, Strauss s’y trouvait et j’ai soigneusement évité de faire sa connaissance, bien que ce beau vieillard me plût. Un jour que j’avais accepté d’aller chez les Markwalder[7] dans la soirée, ils m’annoncèrent plus tard que cela tombait bien, car Strauss venait les voir à la même heure et se réjouissait de faire ma connaissance. Je me rétractai et dis que je ne souhaitais pas le connaître. Bien sûr on ne le lui communiqua pas sous cette forme ; on trouva quelque excuse. »

« Que Strauss ait des parents juifs ne constitue naturellement pas pour lui une recommandation ni une excuse, car précisément à cause de cette parenté, il aurait dû renoncer, lui qui était saturé d’argent et d’honneurs, à accepter avantages et hommages de la part des nazis. Il était assez vieux pour se retirer et se tenir  à distance. S’il n’a pu le faire, c’est sans doute à cause de sa vitalité. ‟Vivre”, cela voulait dire pour lui succès, hommages, recettes énormes, banquets, représentations de gala, etc., etc. Il ne voulait et ne pouvait vivre à moins et par conséquent n’a pas trouvé le moyen de résister au diable. Nous n’avons pas le droit de lui faire de gros reproches, mais nous avons, je crois, celui de garder nos distances. »

 

 

On se souviendra qu’en 1948, Le compositeur écrivit une de ses œuvres les plus justement renommées, Les Quatre derniers lieder (Vier letzte Lieder) pour soprano et orchestre. Les trois premiers de ces lieder, Frühling (Printemps), September (Septembre), Beim Schlafengehen (L’heure du sommeil), sont composés sur des poèmes de Hermann Hesse. Sans doute ne sut-il jamais l’aversion de Hesse pour ses accommodements politiques à moins qu’il y chercha un apaisement à sa conscience trouble. Hermann Hesse avait reçu en 1946, le Prix Nobel de littérature.

 
 
 
 

Sur le site Esprits Nomades, Gil Pressnitzer donne sa vision éclairée de cette collaboration pour le moins inattendue et paradoxale, intitulée La dernière hypnose du vieil enchanteur : « Au lendemain de la seconde guerre mondiale, après l’écroulement des rêves du Reich millénaire dont il fut l’un des chantres officiels, ‒ non par conviction mais par le fait qu’il pouvait vendre son âme au diable pour une médaille ou pour de l’argent ‒, le musicien le plus fêté du régime nazi, (Les Métamorphoses (1945) pour orchestre sont aussi un requiem pour le régime écroulé), Richard Strauss, se drape dans sa tenue d’aimable vieillard de plus de quatre-vingts ans, dernier fossile d’une autre époque, sorte de survivant des malheurs du temps.

 

Son cynisme rococo, et sa passion dévorante pour la réussite et la fortune, lui donnent une sorte de détachement envers les événements du monde, et lui que l’on croyait mort à la musique, ou du moins cloué dans le silence par simple pudeur vis-à-vis des horreurs dont il fut complice, il se remet à l’écriture musicale. Ainsi naissent tour à tour Capriccio… les Métamorphoses pour 23 instruments à cordes (mars avril 1945), le Concerto pour hautbois et orchestre de chambre dans les derniers mois de l’année 1945, suivi d’une Sonatine pour vents.

 

Et puis en guise d’adieu musical, au propre seuil de son néant, Strauss revient à ce qu’il a toujours adoré, la voix et il bâtit une œuvre d’hypnose dans une dernière série de lieder. II répudie ou plutôt il congédie, dans toutes ses œuvres son époque : ce romantisme qui a pu conduire à cette « plongée vers l’obscur » de l’esprit allemand jusqu’à la barbarie. Il retrouve la veine et les frémissements de ses œuvres de jeunesse, les merveilles étonnantes de pièces comme Morgen, Ruhe Meine Seele, Wiegenlied. Ces lieder d’ailleurs, dont plus d’une quinzaine seront orchestrés, parfaitement on s’en doute connaissant le génie orchestrateur du petit père Strauss, serviront bien sûr de modèles et de retrouvailles. Composés entre juin et septembre 1948, ils sont bâtis sur les textes de deux écrivains, Hermann Hesse et Joseph Von Eichendorff pour le dernier (Im Abenroth), ce qui ne saurait surprendre car ce poète mineur mais attachant avait déjà fasciné Schumann et Wolf, et jamais Strauss !

 

Mais Richard Strauss choisit aussi, presque par provocation inconsciente, trois textes d’un homme admirable plus pour ses romans et ses qualités d’homme, que par ses qualités poétiques assez quelconques : Hermann Hesse qui était à l’époque une des consciences de l’Europe. II était également le voisin de Richard Strauss et le haïssait profondément, refusant obstinément même de le saluer. Une nouvelle édition de ses poèmes venait juste d’être publiée.

 

Pourquoi ces poèmes, et dans quel ordre ? »

 

Je vous invite à prendre connaissance de la passionnante analyse de cette œuvre magnifique sur le site Esprits Nomades.

 

Mais encore, ce paragraphe pour saluer un écrivain qui fit son « métier d’homme », tenter de pardonner à un musicien qui ne le fit pas, mais qui demeure un compositeur de très grand talent : « Cette musique crépusculaire est déclinée au terme d’un très long parcours d’homme et de musicien, mais chantée sans cris d’effroi, hymnes à la nuit mais non chants menaçants de la nuit sans fond (Strauss n’est pas Mahler, il n’est que Strauss).

« Allégée, souriante, comme un soleil couchant » (André Tubeuf) oui sans doute, mais aussi il y a dans cette extraordinaire musique d’extase, la dernière tentative d’apprivoiser la mort, de tourner la page. » ♦

 

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[1] Il s’agit ici de Richard Strauss compositeur et chef d’orchestre allemand (1864-1949), sans parenté avec la dynastie viennoise des Strauss, maîtres de la valse.

[2] Lu Bou We ou Lü Buwei, (- 291 ? – 235) personnage important en rapport avec la dynastie impériale de la Chine ancienne

[3] Hermann Hesse, Musique, (extrait d’une lettre à Ninon Hesse – non envoyée – du 3 novembre 1934), traduction de Jean Malaparte, Librairie José Corti, Paris, 1997, p. 184.

[4] Hermann Hesse, Musique, (extrait d’une lettre à Hans Popp du 7 décembre 1934), traduction de Jean Malaparte, Librairie José Corti, Paris, 1997, p. 184.

[5] Voir sa correspondance avec Romain Rolland (publiée à La Librairie José Corti) ou Les Cahiers Romain Rolland no 21, D’une rive à l’autre, Hermann Hesse et Romain Rolland, Correspondance, fragments du journal et textes divers, Paris, Éditions Albin Michel, 1972.

[6] Hermann Hesse, Musique, (extrait d’une lettre à Ernst Morgenthaler du 1er février 1946), traduction de Jean Malaparte, Librairie José Corti, Paris, 1997, p. 202.

[7] Le curiste est un texte de Hesse dédié aux frères Markwalder. Franz Xaver était le propriétaire de l’hôtel thermal Verenahof à Baden où Hesse faisait tous les ans des cures, en fin d’année.

 
 
 

 

 
 
 

Jeudi 9 à dimanche 12 mai 2019

 
 

 

Lectures

 
 

 

Quelques périodes en cours d’année sont naturellement plus favorables à la lecture, déjà peut-être les journées de pluie.

 

Quatre ouvrages récemment ouverts ou ré ouverts m’ont inspiré.

 

Le premier, ouvrage d’abord emprunté à la Bibliothèque municipale Charlotte Delbo du village, puis trouvé neuf à prix attractif, a pour titre Les Carnets d’un peintre chinois (de Paris à Florence) traduit du chinois par François Sastourné et publié aux Éditions Philippe Picquier. L’auteur, Yongyu HUANG, diffuse en ces pages des méditations sur la vie qui m’agréent particulièrement.

 

 
 
 
 

 

Il manifeste sa très vive inspiration pour Léonard de Vinci dans un chapitre intitulé « Un grand maître sans mère » : « Je déconseille la visite du musée Léonard de Vinci aux personnes d’humeur chagrine, elles seraient découragées comme jamais ; les accomplissements du vieux bonhomme dépassent de trop loin les limites d’une capacité humaine normale de travail, hors d’atteinte, hélas ! Les rivages où il vit sont trop éloignés, ma détestable nullité rend inutile toute tentative de le rattraper.[1] »

 

Dans un autre chapitre de ce superbe ouvrage, Retour sur une leçon apprise, il exprime sa manière d’entrer en résistance, lorsque d’autres choisissent de se déguiser :

 

« Mon ami Zhang Wuchang a parlé de ma ‟vertu” d’indocilité, disant que compte tenu des circonstances particulières de ma longue vie, je parvenais à conserver une précieuse ‟candeur” […] Quant à moi, je suis quelqu’un qui a subi un entraînement mental et des épreuves spartiates, je ne suis nullement candide, je suis seulement capable d’endurer la souffrance. Si j’ouvrais mon cœur on y découvrirait moult blessures. Wuchang a confiance en l’autorité, il a développé ses talents à l’ombre d’une éducation orthodoxe et autorisée, et il est devenu lui-même une autorité déguisée. Depuis mon enfance je n’ai compté que sur moi-même. Sur ma route, je n’ai fait confiance qu’aux honnêtes gens. Devant les autorités, quand il n’était pas possible de faire autrement, j’ai obéi en apparence tout en résistant dans mon cœur, têtu comme un bout de bois. Comme Pinocchio, sculpté comme un garçon sage, en réalité espiègle et complexe[2]… »

 

 

C’est encore à la Bibliothèque Charlotte Delbo que j’ai pris par hasard La vie des autres, 50 récits de vie incontournables. Ce tout petit ouvrage publié aux Éditions du Portrait invite de jeunes auteurs à nous parler d’un livre d’auteurs devenus classiques. Rachèle Bevilacqua nous fait partager son émotion de lectrice du Bouquiniste Mendel de Stephan Zweig. « Le pouvoir de Mendel avait été d’apporter à cet homme, alors étudiant, la capacité d’entrer en soi, de tirer ce fil ténu pour le faire naître au monde. Il lui avait offert le monde des livres, son polythéisme, là où tous les points de vue, les regards, s’entrechoquent, où un marché extraordinaire s’offre à celui qui cherche un sens[3]… »

 

 
 
 
 

Montaigne de Stefan Zweig est cette fois évoqué sous la plume de Caroline Boidé : « Dans ce périple exploratoire, affleure une quête passionnée et secrètement suppliciée de Stefan Zweig menée sur fond d’insatiable recherche sur la tyrannie des idéologies de son époque qui menacent la substance la plus précieuse de l’existence : la liberté de l’âme. Comme Montaigne s’est fait géomètre et arpenteur de sa propre vie, Stefan Zweig, à travers le portrait du philosophe, pétrit secrètement la glaise humaine. Comment rester fidèle à soi-même quand la folie s’empare des masses ? Comment être humain dans une époque inhumaine ? Tels sont les cris déchirants lancés par l’écrivain autrichien au cœur du cratère des violences et de la servilité universelle de son temps. Montaigne apparaît alors comme une figure de proue ; ses écrits et le témoignage de sa vie comme une matière salvatrice par ses échos actuels. Montaigne a su préserver en lui-même son indépendance intérieure[4]… »

 

Martin Eden et Ce que signifie la vie pour moi de Jack London évoqués dans cet ouvrage m’ont évidemment interpellé. Et comme une évidence, les textes sont de nouveau signés par Rachèle Bevilacqua, directrice des Éditions du Portrait !

 

« 460 pages. 460 pages que l’on tourne à toute vitesse, emporté par le regard que cet homme, Martin Eden, porte sur la vie, où seule la beauté compte, les livres, l’écriture, les mers du sud, l’amour, amusé par son humour, qui déjoue les vanités, les codes sociaux. Toujours aller à l’essentiel. Là où le cœur bat[5]… »

 

« Ce que signifie la vie pour moi brille par sa capacité à montrer l’absurdité et le contresens manifeste de considérer la convention, le statut, comme critère valable pour juger de la qualité d’une personne[6]… »

 

Bien d’autres de ces portraits mériteraient notre curiosité.

 

Je retrouvais, ces derniers jours, un petit ouvrage au format de poche, recueil de nouvelles, écrites entre 1903 et 1948. L’homme qui voulait changer le monde ‒ je me sens visé ! – titre d’une des nouvelles parmi les sept que contient ce recueil, traduite de l’allemand par Edmond Beaujon s’ouvre sur une note de l’éditeur d’origine, Calmann-Lévy. Subtile analyse qui explique mon attachement depuis mes trente ans à cet écrivain, poète, peintre, philosophe, humaniste. Hermann Hesse est « le chroniqueur de l’être marginal, de l’inadapté, du perpétuel étranger qui ne peut se couler dans le moule trop étriqué que lui propose la société et qui, par son incapacité même à faire comme les autres, est porteur d’une vision généreuse, sinon spirituelle. C’est dans le parcours de ces êtres solitaires et rebelles que se cueillent les éclatantes fleurs alpines de la sagesse de Hermann Hesse[7]. »

 

 
 
 
 

 

Le loup, fut ma dernière lecture en toute fin de soirée ; il est emblématique d’un des plus magistraux romans de l’écrivain, Le loup des Steppes. Hesse magnifie le bel animal traqué et tué par une foule villageoise hystérique, sorte de horde sauvage…

 

Mais c’est d’un autre ouvrage, recueil de textes sur la vie de l’écrivain dans le cadre primordial de sa vie dans le Tessin Suisse. L’ouvrage est simplement intitulé Tessin. Le texte qui porte le titre de Zinnias[8] est une méditation sur le vieillissement et la mort, méditation empreinte de paix et d’une profonde sagesse. Hesse avait une relation profonde avec l’Orient, deux de ses ouvrages célèbres nous le rappelle, Siddhartha et Le Voyage en Orient, mais il y a aussi tous ses textes réunis dans un volume de 274 pages, Carnets Indiens dont je devrais être en possession d’ici peu. Hesse avait un cousin vivant au Japon, grand spécialiste du Bouddhisme zen ; en 1911, il effectua un voyage dans plusieurs pays d’Asie qui est à l’origine de ces carnets.

 

 
 
 
 

 

Zinnias est en réalité une lettre, datée de 1928, adressée à un de ses amis. En voici quelques passages édifiants :

 

« Je veux simplement vous dire à quel point je suis tombé amoureux de ces fleurs, parce que c’est l’un des sentiments les plus heureux et les plus bienfaisants qu’il m’ait été donné de vivre depuis longtemps. Et ce sentiment, qui a peut-être quelque chose d’un peu sénile, mais qui est plein de vigueur, s’attache tout particulièrement à l’instant où les fleurs commencent à faner. Les zinnias que je vois dans leur vase lentement pâlir et mourir dansent à mes yeux une danse de mort, j’y vois l’image à la fois triste et délicieuse d’un acquiescement à la fuite du temps, parce que c’est précisément le plus fugace qui est le plus beau, parce que la mort elle-même peut-être aussi belle, aussi florissante, aussi aimable.

 

[…] Si j’ai une sensibilité plus fine, si je peux vivre des choses moins terre à terre qu’un boxeur, que je me prenne de passion pour des zinnias, qui perdent lentement leurs couleurs en se fanant ou pour les nuances gracieuses et fugaces des fleurs des champs de Stifter, vous ne vous moquez pas de moi pour autant en me traitant de romantique sentimental. Mais nous ne sommes plus très nombreux, ami, notre espèce menace de disparaître. Essayez donc de donner à un homme d’aujourd’hui, à un homme américanisé dont la musicalité consiste à savoir faire marcher un gramophone, pour qui une voiture à la laque impeccable appartient déjà au monde de la beauté – essayez donc d’apprendre à ce demi-homme satisfait et content de peu l’art de voir dans la mort d’une fleur, dans la transformation d’un rose en gris clair le spectacle le plus vivant et le plus excitant qui soit, le secret de toute vie et de toute beauté.

 

Si vous méditez là-dessus et sur quelques autres sujets auxquels cette lettre estivale peut vous faire penser, vous sentirez sans doute renaître en vous cette autre idée : que les maladies d’aujourd’hui peuvent être demain des signes de bonne santé, et inversement. Si tous ces gens apparemment si robustes et à la santé d’enfer qui vivent dans le monde des machines et de l’argent continuent à s’abrutir pendant une génération encore, ils finiront peut-être par entretenir des médecins, des professeurs, des artistes et des magiciens qu’ils paieront très cher pour retrouver, avec leur aide, les secrets de l’âme et de la beauté[9]. »

 

Comment après ces lignes ne pas s’inspirer de Rachelle Bevilacqua dans la conclusion de sa Préface de La vie des autres : « Il faut lire, relire ces livres, continuer à les faire exister à travers la voix des nouvelles générations d’écrivains pour toujours affirmer et défendre la liberté et le droit de mener sa vie hors de toute église. Par les temps qui courent, c’est même un devoir[10]. » ♦

 

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[1] HUANG Yongyu, Les Carnets d’un peintre chinois de Paris à Florence, chapitre Un grand maître sans mère, Éditions Philippe Picquier, Arles, 2018, p. 116.

[2] Ibid., chapitre, Retour sur une leçon apprise, Éditions Philippe Picquier, Arles, 2018, p. 124s.

[3] La vie des autres, 50 récits de vie incontournables : Rachèle Bevilacqua, Le Bouquiniste Mendel de Stefan Zweig, Paris, Les Éditions du Portrait, 2015, p. 63.

[4] La vie des autres, 50 récits de vie incontournables : Rachèle Bevilacqua, Montaigne de Stefan Zweig, Paris, Les Éditions du Portrait, 2015, p. 17.

[5] La vie des autres, 50 récits de vie incontournables : Rachèle Bevilacqua, Martin Eden de Jack London, Paris, Les Éditions du Portrait, 2015, p. 20.

[6] La vie des autres, 50 récits de vie incontournables : Rachèle Bevilacqua, Ce que signifie la vie pour moi de Jack London, Paris, Les Éditions du Portrait, 2015, p. 62.

[7] Hermann HESSE, L’homme qui voulait changer le monde, Paris, Calmann-Lévy/Le Livre de Poche/Biblio, 2002/2007, p. 8.

[8] Ce texte se retrouve dans L’Art de l’oisiveté, du même auteur, recueil de textes allant de 1899 à 1959 qui « combattent cette religion à la mode qui, en Europe comme en Amérique, glorifie l’homme moderne souverain, auteur de tant de réussites… ». Paris, Calmann-Lévy/ Livre de Poche/Biblio, 2007, p. 231-237.

[9] Hermann Hesse, Tessin, « Zinnias », Genève, Éditions Metropolis, 2000, p. 172s.

[10] La vie des autres, 50 récits de vie incontournables : Rachèle Bevilacqua, « Préface », Paris, 2015, p. 11.