KRISHNAMURTI, l’insoumis

 
 

Dimanche 14 & 17, 19, 20, 31 juillet 2019

 
 
 

 

Krishnamurti, l’insoumis

 
 
 

 

 

Il plie malaisément les genoux, ses pas ne sont pas bien grands,

mais il reçoit mieux n’importe quel rayon celui

qui n’a jamais été disciple.

 

Henri Michaux, Poteaux d’angle,

Paris, l’Herne, 1971, p. 23-24.

 

 
 

Dans le numéro 39 de Kaizen, de juillet 2018 – Dossier : La Nature source de spiritualité ? –  Frédéric Basset nous rappelle qu’Auroville fête ses cinquante ans d’utopie en ces termes : « Alors qu’en Europe, certains faisaient la ‟révolution”, d’autres rejoignaient ce désert pour y bâtir un monde nouveau, affranchi de la religion, de la politique et autant que possible de l’argent.[1] »

 

La France d’aujourd’hui mériterait une nouvelle révolution. Pour autant tous les abus de pouvoir et l’ignominie des classes dirigeantes disparaîtraient-ils ? Après combien de révolutions pourrions-nous espérer voir régner plus d’équité ?

 

Certains ont choisi de vivre une sorte d’autonomie, à l’écart des systèmes viciés et souvent criminels. Auroville en est un exemple qui perdure. Il est vrai que les personnalités de Sri Aurobindo, de Mère et de Satprem retiennent l’attention lorsqu’on observe la planète courir à sa perte pour des intérêts financiers disproportionnés et ignobles. Notre système économique n’a plus de signification ni de bride ; il retire aux vies humaines tout sens spirituel, toute espérance de simple bonheur.

 

Comment ne pas penser à Walden ou la Vie dans les bois d’Henry David Thoreau.

 

Nous avons à nous affranchir de la religion, de la politique et de l’argent roi. Krishnamurti nous invite sans trêve à renoncer à ces fausses valeurs. « Il nous faut découvrir ce que veut dire ne jamais se conformer. Autrement dit, récuser le désir d’autorité ou, mieux, nous libérer des incrustations des siècles.[2] »

 
 
Jiddu KRISHNAMURTI
 
 

En 1986, malgré la disparition du personnage, très écouté un peu partout dans le monde, l’intérêt que suscite sa pensée libératrice fait son chemin et d’autres vont s’employer à la rendre accessible à tous. J’ai observé avec étonnement, il y a quelques années, la publication de plusieurs des titres de ses conférences ou dans une réorganisation par thème, en Livre de Poche. J’ai récemment trouvé chez Points Sagesses le petit ouvrage de Zéno Bianu, Krishnamurti ou l’insoumission de l’esprit (publié en 1996) dont l’écriture claire, percutante, permet d’aller au cœur de cette proposition de libération de l’homme.

 
 
 
 

Dans le préambule de ce petit ouvrage, on lit : « On ne trouvera ici nulle promesse d’extase, nul au-delà consolateur, nulle chimère pour tromper l’ennemi. Avec Krishnamurti, oserait-on dire, si l’on se réincarne, c’est de son vivant. Ni oracle de Delphes ni parole d’évangile. Pas le moindre dogme, pas le moindre ornement, pas le moindre exotisme… mais un enseignement direct, immédiat qui part du seul et unique substrat : notre réalité d’être humain. Non pas tels que nous devrions être, mais, une fois encore, tels que nous sommes. Le fait, pas la croyance. Le réel, pas l’idéal […] Au vrai, il ne s’agit pas tant de comprendre Krishnamurti que de se comprendre soi-même.[3] »

 

Au chapitre premier intitulé Désapprendre, dans « L’homme sans croyances » nous pouvons lire : « À considérer le parcours de Krishnamurti, le premier mot qui vient à l’esprit est en effet ‟affranchissement”. Affranchissement de tout ancrage, de toute béquille, de toute certitude. L’homme pourrait être défini comme un ‟débusqueur d’illusions”, celui qui lève tous les leurres – sans exception, et jusqu’à celui de sa propre autorité, de sa propre ‟maîtrise” […]

Singulier gourou qui ne dicte rien, n’apporte ni réconfort ni délectation. À l’emprise de la croyance, réalité de seconde main promise par autrui, il oppose le travail de la vigilance, découverte et mise en question permanentes…Maître inclassable, qui fut lui-même son propre champ d’expérience, n’invoquant aucun texte sacré, aucune autorité, opposant sans cesse la connaissance intime de soi aux croyances aveugles du moi […] Celui qui voit n’est pas celui qui croit, lequel n’explore que le territoire de sa servitude. Celui qui voit ne prend plus ses béquilles pour une planche de salut, ne comble plus les casiers de la machine à survivre, ne suit plus les croque-morts du paraître.[4] »

 

La sévérité des propos de Krishnamurti peut effectivement choquer ; en 1934, à Ojaï, par exemple, ces paroles sans concession pour les organisations et les dogmes religieux :

 

« De même que, dans un cirque, les animaux sont dressés à manoeuvrer pour l’amusement des spectateurs, ainsi l’individu est poussé par sa peur à rechercher ces entraîneurs spirituels qu’il appelle prêtres et swâmis, qui sont les défenseurs d’une spiritualité de contrebande et de toutes les inanités de la religion. Il est évident que la fonction de ces entraîneurs spirituels est de créer pour vous des amusements, donc ils inventent des cérémonies, des disciplines et des adorations ; toutes ces manifestations prétendent être belles dans leur expression, mais dégénèrent en superstitions. Tout cela n’est que de la friponnerie sous le manteau du service.[5] »

 

     
     
 
     
     

Au début des années 2000, toute une série d’ouvrages sont parus, sans que j’en ai eu connaissance, sous la plume de Dominique Schmidt. J’ai pu me procurer ce mois-ci deux de ces ouvrages : La révolution de la conscience, essai sur la pensée de Krishnamurti et Dialogue sur les écrits inédits de Krishnamurti. D’autres titres sont disponibles et ne manqueront pas de m’intéresser : Le mystère autour de Krishnamurti, Krishnamurti – sexe, Ombre et Vérité, et Le Nouvel Homme selon Sri Aurobindo et Krisnamurti.

Dans les toutes premières pages de l’essai La Révolution de la conscience, Dominique Schmidt rend cette pensée limpide :

 

« Le message de krishnamurti… est simple : l’homme doit être sa propre lumière et ne dépendre de personne pour son épanouissement. Toute dépendance à une autorité entretient un manque de confiance qui est fatal à l’harmonie de l’être.[6] » 

 

Un peu plus loin : « Krishnamurti n’ajoute pas une idéologie aux trop nombreuses déjà existantes, il tente plutôt d’enseigner l’art de voir, d’observer ‟ce qui est”, c’est-à-dire la conscience conditionnée par le processus du moi. Or cela n’est possible que lorsque la conscience comprend la futilité des idées qui la conditionnent. La connaissance de soi est le seul remède, car ce n’est pas une idée, mais un état d’attention sans choix, ‟choiceless awareness”, une qualité de conscience éveillée mais passive, c’est-à-dire sans projection d’elle-même, et qui permet de voir les réactions subtiles de notre inconscient aux circonstances de la vie telle qu’elle se déroule de moment en moment, sans y introduire le moi, sans aucun jugement, condamnation ou approbation. Ainsi cette nouvelle conscience permet de se libérer de l’ego.[7] »

 

Je n’ai pour l’instant que peu avancé dans la lecture de cet ouvrage comme du suivant. Ainsi suite à la progression de mes lectures, mes observations pourront-elles faire l’objet de textes ultérieurs.

 

Le second ouvrage, Dialogue sur les écrits inédits de Krishnamurti, a l’intérêt de faire surgir des textes de la jeunesse de Krishnamurti, dans le cadre de la Théosophie (1927-1933) qui restent, pour une majorité, inédits. Le délié des conférences qu’il a données tout au long de sa vie, sans plan organisé, ni esquisses, abordant une série de thèmes phares, relève d’une incroyable spontanéité, se renouvelant en permanence par le langage, par des exemples propres à accroître la compréhension du message. Toutes les idées qu’il développera sa vie durant, apparaissent déjà clairement dans ses écrits de jeunesse. « Le langage des premiers écrits est le miroir de la conscience même de Krishnamurti : rien n’est prémédité, tout ce qui est dit jaillit directement de la source de la Vie ; il est naturel, simple, limpide, fluide et garde la fraîcheur de la spontanéité, expression même de la vie. De plus, cette période de jeunesse nous montre un Krishnamurti intime et poète ; après cette époque, son langage deviendra progressivement plus dépouillé, plus technique et impersonnel et caractérisera la période de la maturité qui tend à faire face aux difficultés presque insurmontables de l’humanité.[8] »

 

Voici deux exemples du style du jeune Jiddu Krisnamurti :

 

« Car quand on voit la misère, par exemple, on désire agir, la soulager, on veut changer cette misère…

Il importe peu que vous soyez à Ojaï, en Angleterre, en Australie, ou dans toute autre partie du monde. Si vous êtes ouvert, si vous avez en vous cette vibrante émotion toujours prête à se répandre, dont vous pouvez disposer à tout moment du jour ou de la nuit, vous serez capable de suivre réellement l’Étoile. Alors aussi vous pourrez Le voir en tout, dans toutes les choses vivantes et mortes. Alors vous reconnaîtrez Sa face dans le tigre comme dans la biche, dans la petite graine comme dans l’arbre gigantesque de la forêt.

Voilà ce qui importe: sentir et donner intensément; sentir avec tous, avec les pécheurs, avec les grands, avec les parias, parce qu’alors vous désirerez qu’ils progressent et partagent le bonheur que vous avez contemplé. [9] »

 

« Comme un nuage poussé par les vents à travers la vallée, ainsi est l’homme où qu’il soit, poussé par la vie. L’homme n’a pas de but fixe, il n’a pas de compréhension du but de la vie, il est comme les nuages qui n’ont pas d’endroit pour se reposer, qui sont chassés de vallée en vallée, sans un moment de répit. L’homme n’a pas de but. Il est aveugle quant à la raison d’être de la vie et le chaos et la désintégration sont en lui ainsi que dans le monde[10]. »

 

L’ouvrage de Dominique Schmidt, aborde le problème de l’autorité, préoccupation de Krishnamurti depuis ses jeunes années :

 

« Au cours de l’histoire, l’individu a toujours été soumis à une autorité, religieuse, politique ou sociale. La conséquence inévitable de cet état de soumission est multiple, la plus importante c’est qu’il le rend infirme devant la vie, en fait toute autorité ne peut offrir que des béquilles. De nos jours, le prêtre, le pape, l’homme politique sont remplacés par le psychologue ou le gourou mais quelles que soient les spécificités que chacune de ces disciplines peut apporter, c’est l’état de dépendance dans lequel l’individu est maintenu qui retarde son épanouissement.[11] »

 

Ainsi, « Pendant plus de soixante années, avec patience, une persévérance et un amour infini, Krishnamurti a tenté de libérer l’homme des servitudes de l’ego. Il a dénoncé les dangers de l’autorité spirituelle et de l’imitation.[12] »

 

Après la disparition de Krishnamurti, le 17 février 1986 à Ojaï, Californie, Robert Linssen[13] conclut ainsi son hommage :

 

« Krishnamurti attribue la faillite complète de notre prétendue civilisation à plus de deux mille ans de philosophies et de cultures basées sur la réalité de l’ego, quoique la plupart s’en défendent.

Son enseignement est le seul qui respecte intégralement les exigences du «Grand Vivant» formant l’essence ultime de l’Univers et des êtres humains. Il dénonce avec véhémence le rôle corrupteur de la pensée, des mémoires et, en général, de tout le passé. Le passé est tout le résiduel et l’être humain, tant physiquement que psychologiquement, n’est que du passé. Il faut qu’il meure à ce qui est résiduel en lui pour que le «Grand Vivant» puisse opérer la mutation qui est sa suprême raison d’être.

Dans cette réalisation se révèle la plénitude toujours renouvelée de l’Intelligence supramentale et de l’Amour.[14] » ♦

 

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[1] KAISEN no 39, juillet 2018, Frédérique Basset, Auroville fête ses cinquante ans d’utopie, p. 50-52.

[2] Jiddu Krishnamurti & Zéno Bianu, in Krishnamurti ou l’insoumission de l’esprit, Zéno BIANU, Points Sagesses, Paris, 1996, p. 33.

[3] Zéno BIANU, Krishnamurti ou l’insoumission de l’esprit, Paris, Éditions du Seuil, Points Sagesses, 1996, p. 8.

[4] Zéno BIANU, Krishnamurti ou l’insoumission de l’esprit, « L’homme sans croyances », chapitre 1 Désapprendre, Paris, Éditions du Seuil, Points Sagesses, 1996, p. 14-16.

[5] René FOUÉRÉ, La pensée de Khrishnamurti (© Éditions « Être Libre »), 1951, lu le 17 juillet 2019 sur https://krishnamurti.fandom.com/fr/wiki/Ren%C3%A9_Fou%C3%A9r%C3%A9_-_La_Pens%C3%A9e_de_Krishnamurti

[6] Dominique SCHMIDT, La Révolution de la conscience, essai sur la pensée de Krishnamurti, Inde, 2003, p. 10.

[7] Ibid., p. 14-15.

[8] Dominique SCHMIDT, Dialogue sur les écrits inédits de Krishnamurti, ‟Introduction”, Inde, 2004, p. 14-15.

[9] KRISHNAMURTI, Bulletin de l’Ordre de l’Étoile d’Orient, no 1, janvier 1927.

[10] KRISHNAMURTI, Life the goal, p. 7, Ommen, 1928.

[11] Dominique SCHMIDT, ‟Le Problème du Groupe et du Gourou”, chapitre de l’ouvrage Dialogue sur les écrits inédits de Krishnamurti, p. 153-154.

[12] Robert LINSSEN, Hommage à Krishnamurti. Extrait du no 1 de la revue Itinérances © Édition Albin Michel (1986). Consulté sur la page : https://sages.fandom.com/fr/wiki/Robert_Linssen_-_Hommage_%C3%A0_Krishnamurti, le 14 juillet 2019.

[13] Robert LINSSEN (1911-2004) est un auteur bouddhiste zen belge. Son voyage en Inde dans sa jeunesse et sa rencontre avec des maîtres spirituels a été une révélation et a largement contribué à sa détermination à faire connaître le bouddhisme et le zen en particulier. Robert Linssen contribua à lancer et à faire connaître de nombreux chercheurs et maîtres spirituels et de nombreux courants d’idées.

[14] Robert LINSSEN, Hommage à Krishnamurti. Extrait du n° 1 de la revue Itinérances © Édition Albin Michel (1986).