Chroniques de l’année 2021
Mars & Avril 2021 | ||
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Manzac-sur-Vern, un village écologique et fraternel
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Interview de Yannick Rolland
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De notre escapade à Saint-Pierre-de-Frugie, le 11 septembre 2020, j’étais revenu ébloui. Au temps du déconfinement d’une année charançonnée par la pandémie et les errements gouvernementaux, ce fut le plus inoubliable des évènements. Au jour où je vous parle, la joie et l’émotion n’en sont pas dissipées. Ce fut une grande force en ces heures orchestrées comme si nous étions en temps de guerre, et même de défaite, chaque maison devenant un refuge pour les terrorisés, les soumis et un maquis pour les réfractaires. Parallèlement, sous l’égide d’un tout jeune maire, je vis naitre au pied de mon havre de paix, des initiatives que je pensais inspirées par la renaissance du village de Saint-Pierre-de-Frugie. Il n’en était rien. Yannick Rolland bien que natif du Nontronnais venait d’être élu maire de Manzac-sur-Vern, où il vit. Jeune homme doté d’une fine silhouette post-adolescente, ayant une personnalité hors toutes conventions et qui possède ce don rare de rassembler et de fédérer, depuis toujours. On lui fait confiance. Il ose, mais avec une rigueur qui assure la réussite des projets. Gérer et conduire au succès est son affaire, il sait s’entourer, motiver les autres, mais en étant le premier sur le terrain de l’action. Sa franchise lui vient d’une honnêteté qui ne fait pas loi dans l’univers politique. Personnage très atypique : droit, recte, franc, solidaire, il n’aboiera pas avec la horde des tricheurs. Ainsi, magnifiquement soutenu par ses adjoints et son Conseil municipal, ils entreprirent ensemble la réalisation de leurs projets pour ce village du Périgord blanc. Festif et collectif, la localité prend les couleurs de la bonne humeur, du partage, du « vivre ensemble », de l’écologie, de la biodiversité : distribution à tous les habitants de graines mellifères, ouverture d’une grainothèque dans la mairie pour des échanges, réalisations de deux fêtes populaires qui connurent un très grand succès (le marché gourmand du 14 juillet et celui de Noël qui a bénéficié d’un décor de rêve (fabriqué par le conseil municipal et les bonnes volontés) renforcement du marché bio et local, rucher, parc truffier devant financer les activités scolaires à venir, rénovation et action républicaine au cœur de l’école, ensemencement des allées du cimetière, artère principale fleurie d’arbustes, de vivaces et d’annuelles mellifères, reconduction, très améliorée de la fête des plantes « Le Jardin se met au vert », avec expositions et intervention d’un naturopathe et guide nature, Benoit Perret, soutien d’un jeune maraicher bio, installé sur un terrain communal, bientôt un verger partagé… En moins d’un an, la transformation est stupéfiante. À Saint-Pierre-de-Frugie comme à Manzac-sur-Vern, les maires furent, sont et demeurent toujours des chefs d’entreprises qui ont pour habitude de se lever de bonne heure, de réfléchir, de retrousser leurs manches, de galvaniser leurs équipes et d’être toujours à leurs côtés pour réaliser le mieux vivre de tous. Quel réconfort pour un vieil homme de rencontrer un jeune édile droit, intègre, lucide et engagé, généreux de son temps, de ses capacités et de ses forces. Manzac-sur-Vern a bien de la chance !
Yannick ROLLAND, maire depuis 2020 de Manzac-sur-Vern |
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13 mars 2021, Le Conseil municipal dans l’action pour Manzac ville fleurie et mellifère |
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Interview :
1. Pouvez-vous vous présenter, dire ce qui dans votre trajectoire aura été le plus formateur ?
Je m’appelle Yannick Rolland, j’ai 33 ans et j’habite à Manzac depuis 2016. Je viens du nord du département de la Dordogne. Un petit village du nom de Saint-Martin-le-Pin. Depuis l’enfance je suis amoureux de la nature : astronomie, arbres, plantes, jardin… J’ai fait ma scolarité en Dordogne dans le domaine de l’électrotechnique. Je suis parti en Allemagne six mois pour un stage dans l’aéronautique et j’ai terminé mes études avec une licence dans les énergies renouvelables, à Bordeaux. À la fin de ma licence, j’ai racheté les parts d’une entreprise dans l’étude et la pose de panneaux photovoltaïques. J’avais 23 ans.
Je me suis engagé en politique à l’âge de 24 ans, en participant à la renaissance du mouvement des jeunes socialistes de Dordogne. J’ai été trésorier, puis président du mouvement pendant deux ans jusqu’en septembre 2015. J’ai été sur la liste des municipales de 2014 et suppléant aux départementales de 2015. J’ai également été mandataire financier de Claude Berit-Debat (sénatoriales), et de Benjamin Delrieux (législatives).
2. Comment vous êtes-vous forgé une si ferme conscience écologique ?
Ma conscience écologique ou plutôt ma passion pour la nature date de ma plus jeune enfance, comme je l’ai dit précédemment. J’ai grandi à la campagne et ma passion est d’être dans les bois à chercher les champignons, d’admirer la nature et de cultiver mon jardin. J’aime profondément les plantes et les fleurs. Avec mon frère, nous avons souvent dépollué des endroits en ramassant les déchets dans les bois ou dans le cours de la rivière, Le Bandiat, en été. J’ai également été appelé à faire des interventions sur le développement durable et la protection de la nature devant les enfants, lors des vacances d’été, ainsi que durant ma scolarité. J’ai participé à la création de l’agenda 21 au lycée Albert Claveille.
3. En vous présentant à Manzac-sur-Vern dont vous êtes un jeune et récent résident, quelles étaient les lignes essentielles de votre projet municipal en 2020.
Les deux grandes lignes essentielles du projet municipal que j’anime avec mon équipe sont le vivre ensemble et l’écologie. C’est d’ailleurs pour cela que je me suis présenté. J’avais un peu arrêté en 2015, car j’ai été déçu du quinquennat de Hollande. Je pense qu’à l’échelle de la commune nous pouvons faire bouger les lignes et appliquer nos idées. C’est pour moi une découverte du rôle de Maire, mais j’apprécie beaucoup cette fonction. J’ai toujours eu beaucoup d’admiration pour la république et le rôle du maire. C’est une personne centrale dans la commune. Le maire doit être à l’écoute et ne doit pas avoir de préjugés sur les personnes.
4. En ce début d’année 2021, dites-nous quels sont les projets déjà réalisés, et ce, malgré la pandémie ?
Nous avons maintenu du lien social et des activités malgré la pandémie : ensemencement en variétés spécifiques des allées du cimetière, rénovation et réaménagement de sa partie extérieure, rénovation du mur de l’école donnant sur l’artère principale, création de carrés potagers pour les enfants, réalisation d’une journée pédagogique sur le fonctionnement du parlement, du sénat et de la République, signature de la charte de l’arbre, voté une action commune avec une association pour qu’un territoire communal devienne une zone LPO, appel à projets avec dépôt de dossier de participation à un atlas intercommunal (10 communes) de la biodiversité, extinction de l’éclairage public à 22 h 30 (au lieu de minuit trente) et réallumage à 6 heures au lieu de 5 heures (représentant une substantielle économie, contribuant essentiellement à la préservation de la biodiversité nocturne et de la pollution lumineuse, favorisant ainsi l’observation du ciel et des étoiles, action commune du samedi 13 mars pour l’embellissement de l’artère principale avec plantation d’amélanchiers, fruitiers, de vivaces et d’abondant semis d’annuelles mellifères.
5. Quel est l’accueil de la population ?
J’ai des retours positifs sur nos actions et sur le nouveau souffle que nous mettons dans nos actions.
6. Quels sont les projets à venir pour l’année en cours ? Considérez-vous être en capacité de tenir le planning prévisionnel ?
Nous avons des projets de rénovations des bâtiments publics notamment le restaurant scolaire et l’isolation de la mairie et d’une partie de l’école. En faveur de l’environnement et de la biodiversité, nous avons notre projet de rucher municipal (3 ruches : une ruche Dadant, une ruche Warré vitrée et une ruche kenyane), fin mai 2021, en lien avec l’école ; cette opération veut sensibiliser les enfants à l’apiculture, à la préservation des abeilles, mais aussi à celle de l’ensemble des insectes pollinisateurs qui sont les sentinelles de la biodiversité. C’est un événement important du mandat auquel j’attache beaucoup d’importance. Je suis passionné par les abeilles. Elles sont pour moi un aboutissement exceptionnel de la nature tant sur l’architecture, cette vie en société et la communication entre elles. Nous avons tant de choses à apprendre d’elles. Nous bénéficierons de la présence pour des conférences, la projection de son film, du célèbre photographe Éric Tourneret, accompagné de son épouse Sylla de Saint-Pierre, mais encore de celle du guide nature Benoit Perret qui proposera une randonnée dite « boucle de la biodiversité », du maire du premier village bio d’Aquitaine, monsieur Gilbert Chabaud, et de nombreux exposants engagés dans la biodiversité. Nous passons notre temps à aller plus vite dans une course sans limites vers toujours plus de technologies. Nous préférons regarder bêtement un écran, voir des émissions qui lobotomisent notre cerveau sans prendre le temps d’observer la perfection et la beauté de la nature. L’humain se pense supérieur à la nature alors que nous faisons partie de celle-ci. Nous connaissons mieux la surface de la lune que le fond de nos océans et le potentiel qu’il abrite. Nous avons réussi à polluer les lieux les plus éloignés de toute vie humaine de particules de plastique pour des centaines d’années. Quand allons-nous comprendre que le capitalisme n’est pas compatible avec la nature et à notre propre survie ?
7. Pensez-vous être en mesure de réaliser durant ce mandat tous vos idéaux progressistes, humanistes et écologiques ? Peut-être même d’aller au-delà (si oui, précisez ) ?
Je suis bien entouré pour ce mandat. Je suis fier de mon équipe et grâce à elle, grâce au collectif nous allons réaliser notre programme. Nous aurons sûrement des échecs ou des projets en retard, mais nous ferons toujours le maximum pour réaliser nos idées et nos convictions.
Cette volonté commune et généreuse d’œuvrer ensemble au sein de ce conseil municipal, dans des transformations ou l’action collective remplace des dépenses non réalistes, est-elle aussi une composante de votre projet ?
Nous sommes une petite commune et nous n’avons pas un budget expansif. Grâce à la volonté de mes conseillers et des manzacois qui s’impliquent dans nos actions, nous réalisons des économies importantes. Nous essayons de trouver des astuces et des idées pour réduire les coûts.
8. Est-ce un retour au faire ensemble, avec l’objectif d’une citoyenneté active générant beaucoup de transformations comme de fiertés ?
Je suis un défenseur du vivre ensemble, car le modèle individualiste qui nous est proposé depuis des décennies ne peut continuer à exister sauf pour une certaine catégorie de la population. C’est ensemble que l’on avance et cela depuis des millénaires. Nous sommes une espèce qui ne peut vivre seule et sans entraide. Les grandes révolutions de nos sociétés sont toutes passées par le collectif. ♦
Du lundi 29 mars 2021 au samedi 3 avril 2021
Pâques 2021
En gratitude pour Krishnamurti, Isabelle Dubos Tavares, Benoit Perret, Mori Sacko, Sandrine Bureau, Ô Nature, Éric James, Hélène Élouard, Michaël Sebaoun, Anthony Girard, Timpani, Philippe Gaubert, Aline Piboule, Olivier Greif, Stéphanie Moraly, Romain David, Éric Rouyer, Pierre Magnard, Laurent Coulomb, Vincent et Diego Gonzalez, Diego et Alberto Giacometti, Jean Genet.
« C’était un matin délicieux de fraîcheur. En suivant le chemin rocailleux qui s’élève sur les hauteurs, le regard surplombait la vallée, avec ses rangs et ses rangs d’orangers, d’avocatiers, et ses collines alentour. Et l’on avait l’impression d’avoir quitté ce monde, d’être coupé de toutes choses : de la lassitude, de la laideur des actions et des réactions humaines. En gravissant ce sentier pierreux, on laissait tout cela derrière. La vanité, l’arrogance, la laideur des uniformes, des médailles dont nous couvrons nos poitrines, la vanité des étranges costumes. […] Nous avions tout laissé derrière, dans ce petit village, en bas. Absolument tout : notre identité, si nous en avions une, nos possessions, les expériences acquises, les souvenirs des choses qui nous étaient chères – nous avions tout laissé derrière, là-bas, parmi les sous-bois et les vergers lumineux. Ici le silence absolu régnait, et la solitude était totale. C’était une matinée merveilleuse. L’air fraîchissait encore et nous enveloppait. Nous avions perdu le lien à toute chose. Il n’y avait rien ici, rien au-delà1… »
Ojai Mountains & Valley, Californie Photo Denise Mazzocco |
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Pour de l’alliaire (plante sauvage comestible – spécialité de notre guide nature préféré, Benoit Perret) au goût d’ail sucré, sans en avoir les désagréments, dont les graines peuvent remplacer celles de moutarde et les racines, le Wasabi, j’ai dévalé hier après-midi, face à Angueur, l’étroit vallon descendant sur le ruisseau de Lacaud qui se jette dans le Naussac au bas de Montrem, ruisseau qui longe la transeuropéenne jusqu’au village de Montanceix avant de se jeter, à son tour, dans l’Isle. Rien, des dégâts incommensurables, de la tempête de décembre 1999 n’a été retiré, partout des arbres couchés ou suspendus en tous sens et les ronces qui s’installent dans ces invraisemblables enchevêtrements qui peuvent désormais s’effondrer sous le pied ou vous tomber sur la tête.
Lathraea clandestina – Lathrée clandestine Photo Didier Ballesta |
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Enfin, j’ai pu longer le ruisseau qui coule en eau claire, bordée de quelques touffes violines qui sortent de terre comme des champignons hallucinogènes [J’appris, peu après, grâce à Didier Ballesta, qu’il s’agissait de la Lathrée clandestine (Lathraea clandestina)]. J’ai pu le traverser deux fois malgré ses débordements marécageux, le suivre durant quelques mètres et remonter cette longue et forte pente où seuls poussent de rares merisiers, des houx et des bourdaines. Ascension pénible, me mettant tout en sueur, dépité de n’avoir pas aperçu la moindre touffe d’alliaire. Bredouille, transpirant, content cependant d’avoir réalisé cette sorte d’exploit un peu périlleux, surtout à mon âge. Peut-être qu’Isabelle Dubos Tavares m’en portera, mardi sur le marché de Manzac, elle sait en avoir sur ses terres ! Croisons les doigts.
L’Alliaire d’Isabelle | Alliaire officinale – Alliara petiolata | ||
En effet, mardi , sur le marché de Manzac, Isabelle avait pensé à moi. En soirée, le mélange de fromage de vache, sel poivre, 3 baies, hot & spice, crème d’avoine et Alliaire s’est avérée être un délice. Il n’est pas impossible que cela soit plus délicieux encore avec deux feuilles de stévia hachées qu’avait la bonne idée de proposer Arnaud, “Ô bon plant”, hier aussi sur le marché ! Finalement, Benoit Perret n’est pas un rêveur, mais un initié de la nature qui nous permet de vivre en simplicité avec ce qui nous entoure. Nous sommes tellement intoxiqués par les transformations proposées par la grande consommation mondialisée que la nature nous est devenue totalement étrangère.
Stevia, persil plat et ciboulette Ô Bon plant, Manzac-sur-Vern |
Mory Sacko, jeune chef étoilé | ||
Samedi, en soirée, sur France 3, le vif et charmant chef cuisinier étoilé, Mory Sacko, a usé d’une épice qui m’était inconnue pour sa recette d’igname au vin de Saint-Émilion. Avec les Graines de la paix, j’ai donc recherché la Kororima pour savoir ce que vaut sa recommandation.
Auparavant, samedi 13 mars, Manzac-sur-Vern devenait une ville fleurie du Périgord blanc. J’étais là avec quelques manzacois, les adjoints, conseillers municipaux fédérés et engagés, sous l’égide de leur maire, Yannick Rolland. Les plantations se firent sous l’œil enthousiaste du maire du village voisin de Jaure qui traversait le village. C’était une étape importante de leur engagement de campagne municipale. Plantation d’arbres, arbustes, vivaces, semis d’annuelles mellifères, sur la longueur de la traversée du bourg.
L’Amélanchier, petit arbre à la floraison mellifère et à la fructification qui régale les oiseaux et autorise aux patients des gelées délicieuses | ||||
Pour les arbres, principalement des amélanchiers au port gracieux et léger, à la floraison mellifère, à la fructification en grappes pourpres violines, garantie de délices pour les oiseaux, pourvoyeuses de suaves gelées à qui s’arme de patience. S’y ajoutèrent des iris, de robustes vivaces et un abondant semis de fleurs sauvages favorisant l’activité pollinisatrice des abeilles et insectes. Ce grand travail s’ajoutant aux parterres de jonquilles variées, de tulipes multicolores face à l’église et en amont du restaurant Le Lion d’Or. Ce village devient un “Rucher”. Il cesse d’être un simple lieu de passage entre Périgueux, Marsac, Saint-Astier et Villamblard, Vergt, Bergerac…
Pour son magazine “Ô Nature” qui vient de paraître le 2 avril, Sandrine Bureau m’avait sollicité pour un texte. Mon choix fut celui d’un entretien avec Yannick Rolland, le maire de cette heureuse commune, sur son projet écologique exemplaire.
Éric James, clown Zassufi | ||
Aussitôt, Sandrine Bureau me fait confiance pour un nouvel interview auquel je n’avais absolument pas songé. Il s’agit de l’artiste Éric James, en même temps du clown Zassufi. L’idée m’est alors venu de contacter quatre femmes qui le connaissent pour l’évoquer ou lui poser une question. Pour l’instant, une seule réponse m’est parvenue, hier dimanche, celle d’Hélène Élouard ; réponse qui m’a enchantée, car en quelques mots il est identifiable : « Ce que je peux dire de lui : tendre, libre et spirituel, Éric nous inonde de sa bonne humeur et son œil pétillant de malice nous rappelle l’essentiel de notre existence : vivre pleinement, tout simplement. »
Le compositeur Michaël Sebaoun possède un art poétique, presque murmuré, bien à lui pour nous fasciner durant seize Préludes (2001-2011) et autres pièces, dont In Memoriam Messiaen, de 2008. C’est un peintre de la délicatesse, de l’intériorité, il n’est donc pas étonnant qu’il s’entende avec le saint de la musique contemporaine, Anthony Girard. Le dernier enregistrement d’Anthony, proposé par le CIAR, nous fait entendre Éloge de la candeur, sonate pour hautbois et piano, ainsi que Onze pièces brèves, toujours pour hautbois et piano, avec pour seules et merveilleuses exceptions une Apothéose de la mélancolie pour cor anglais et piano et un Épilogue en trio (flûte, hautbois et piano). Cette musique des étoiles, infiniment pure, coule comme une source et vous lave de toutes les affres de ce monde souillé et désespérant. Il faut rencontrer Anthony pour comprendre à quel point sa musique lui ressemble !
Louis Thirion | ||
L’écoute ce matin, des disques que le label Timpani a édités avec tant d’implication et de succès avant de capituler récemment avec la musique de chambre d’un autre compositeur français dont les épreuves nous ont privé de l’excellence même, Louis Thirion (1879-1966). Une très grande perte pour la musique française, que ce renoncement à la composition de cet élève de Guy Ropartz (lui-même élève de César Franck) ; renoncement d’abord dû au désastre de la Grande Guerre. En effet, le 24 août 1914, la ville de Baccarat est le théâtre de violents combats. Sa maison et tous ses manuscrits sont détruits. En 1920, il perd son épouse, et va devoir se consacrer à l’éducation de leurs deux enfants en bas âge. Élève très estimé de Guy Ropartz qui, devant ses dons exceptionnels, le nomme, des 1888, professeur d’orgue et de piano, il va renoncer à ses considérables dons. Nous possédons trois disques pour nous souvenir de son nom, de ses dons exceptionnels qui d’ailleurs nous rendent son abandon plus amer encore.
Les trois disques de la musique de Louis Thirion | ||||||
Nous méconnaissons notre musique et nos compositeurs. La disparition du label Timpani, qui a exhumé tant de partitions exceptionnelles est une catastrophe pour la musique française. Ce doit être probablement un dépôt de bilan au moment de l’enregistrement du second volume de l’œuvre de jeunesse de Louis Thirion, sa musique de chambre. Ce second volume a été édité par Alain Deguernel, il possède la présentation du label Timpani, mais l’éditeur est Alain Deguernel (Forgottenrecords), un autre label très méritant. Dans le livret on peut lire : « Projet engagé par Stéphane Topakian ».
Parmi les disques édités par ce label, tellement audacieux, exigeant, qui nous a révélé tant de pages somptueuses de notre patrimoine, la collection dédiée à la musique du chef d’orchestre, flûtiste et compositeur français, né à Cahors le 5 juillet 1879, Philippe Gaubert. Son père cordonnier à Cahors, a souhaité s’installer à Paris afin de favoriser l’éducation musicale de ses enfants. Ce n’était pas une erreur, même si bien tristement il est décédé peu après son arrivée dans la capitale, mais son fils va lui faire honneur au-delà, sans doute, de toutes espérances. La Symphonie en fa, Les Chants de la mer et le Concert en fa, sous la direction de Marc Soustrot, méritent vraiment la découverte.
Les deux disques généreusement reçus d’Aline Piboule, amie de la violoniste Stéphanie Moraly et du pianiste Romain David, sont à ranger parmi les meilleures interprétations possibles d’œuvres trop rares au disque comme au concert : Le chant de la mer de Gustave Samazeuilh, les sublimes Clairs de lune d’Abel Decaux, avec lequel, il me semble me souvenir, que notre chère amie, Éliane Lejeune-Bonnier, avait étudié. Des Sillages de Louis Aubert qui touchent à la perfection de cette page essentielle du répertoire pianistique du XXe siècle et Types trois pièces de Pierre-Octave Ferroud (tué lors d’un terrifiant accident de voiture, à l’âge de 36 ans) où l’humour de cet artiste brillant m’enchante ! Il y a chez Aline Piboule une intériorité pleine de délicatesse, ses interprétations respirent et la technique n’est qu’un support à l’âme de ces partitions subtiles ! Et voilà même que je me surprends à aimer la musique pianistique de Fauré, que je goûtais peu jusqu’alors, exception faite d’un merveilleux disque de Billy Eidi, interprétant les Treize barcarolles, chez Timpani et de celle des Nocturnes par Jean-Marc Luisada. Au cœur de ce second CD, la Sonate pour piano d’Henri Dutilleux, œuvre majeure du XXe siècle. Nous tenons là une de nos pianistes majeures des temps présents, qui probablement, sur les traces de Marie-Catherine Girod, va faire découvrir et entendre l’ineffable beauté, la subtilité de notre patrimoine musical. Elle est saluée universellement pour l’excellence de ses interprétations.
Ce mois de mars, je me suis aussi intéressé davantage au corpus d’un de nos plus remarquables compositeurs de la seconde moitié du XXe siècle, Olivier Greif (1950-2000). Damien Top a publié, au CIAR, en premier enregistrement mondial, une œuvre essentielle du compositeur. Ce quintette intitulé A Tale of the world qui porte le numéro d’opus 307, date de 1994. Dans cette composition, les deux modèles du compositeur sont Gustav Malher et Jean Sibelius. Mon adhésion à ces deux monuments de l’histoire musicale est totale. Dans une critique exemplaire, publiée fin mars, le musicologue Jean-Marc Warszawski observe : « Ce qui peut frapper de premier abord dans son esthétique est l’opposition entre la simplicité ou familiarité de ses matériaux et la virtuosité de leur mise en forme, l’assurance de son trait et de l’emploi de la dissonance dans un système tonal confronté à son élargissement. Des éléments antinomiques qui deviennent pour le compositeur source ou challenge d’unité. Certainement en résonance avec ses attirances mystiques2. » Là ou je diverge, peut-être, c’est sur l’expérience mystique du compositeur qui pour apparaître comme un frein ou sclérosante dans la trajectoire du compositeur, se conclue sur un renouvellement, une intensification, une maturation si considérable de son art, entre 1993 et 2000, que chef-d’œuvre sur chef-d’œuvre, elle l’inscrit définitivement dans la postérité de notre patrimoine musical. L’œuvre est interprétée par Stéphanie Moraly, violoniste, Romain David, pianiste et le Quintette Syntonia que nous connaissons déjà tous pour des interprétations majeures d’œuvres inconnues du répertoire. Ils sont aujourd’hui parmi les grands défenseurs de notre patrimoine. L’espoir nous vient de leurs compétences, de leur détermination, de leurs qualités d’interprétation et de leur jeunesse. Comme un bonheur n’arrive jamais seul, deux autres disques passionnants sont venus me faire découvrir les œuvres du jeune Olivier Greif. Toujours interprété par Stéphanie Moraly et Romain David. La Sonate n° 1 pour violon et piano date en effet de 1967 (c’est une première mondiale), le compositeur avait 17 ans ! Tout ce disque qui propose l’intégrale de l’œuvre pour violon et piano est un enchantement. La Troisième sonate, op. 70, de 1976, composée à 26 ans, donne son titre à tout l’enregistrement, The Meeting on the Waters (in memoriam Dimitri Chostakovich). Le second disque Anima propose des œuvres qui vont de l’opus 83 à l’opus 173, dont on ne se lasse pas, tant l’inventivité est permanente, rafraîchissante. Le texte de présentation est de Benoit Menut qui fut un de ses élèves, aujourd’hui un des jeunes compositeurs les plus brillants de la musique contemporaine ; Benoit Menut invite à considérer ce qui fut la pierre angulaire de l’homme et du musicien, « la réconciliation et la recherche d’équilibre entre le mental et l’esprit, entre le matériel et le divin. À l’instar d’un Hermann Hesse qui, dans des ouvrages comme Narcisse et Goldmund ou encore Demian, définit le parcours de vie comme un chemin initiatique vers l’équilibre et la lumière. Greif semble ne rien se refuser en captant et assimilant dans sa musique tout ce qui peut lui permettre de transcender cette problématique universelle3. »
Éric Rouyer, avec sa générosité habituelle, m’adresse un DVD de la conférence du 30 octobre 2019, donnée par le Professeur Pierre Magnard, petit-neveu du compositeur Albéric Magnard. Sa conférence s’intitule Insolvabilité de la pensée des déconstructeurs. Exemplarité du quatuor d’Albéric Magnard. Magnard compte comme un des plus remarquables artistes du patrimoine musical français. Decca dans un double CD avait eu l’intelligente idée de regrouper trois symphonies dirigées par Ernest Ansermet, la quatrième, soit la Symphonie et ut majeur de Paul Dukas, étant dirigé par Walter Welter. Ansermet fut un des meilleurs défenseurs de la Symphonie en ré mineur de César Franck, de la Symphonie en si bémol d’Ernest Chausson et de la Symphonie n° 3 d’Albéric Magnard. Les Français n’ont pas composé de symphonies, dit-on, la vérité est tout autre et nous en aurons bientôt une démonstration explicite et très remarquable avec l’étude menée par Franck Besingrand sur un compositeur bien trop oublié, et cependant grand symphoniste, Charles Tournemire.
Création de ‘L’Obscur de notre jour’, concerto pour harpe (2019)
15/09/2019 – Collégiale de Saint-Imier (Suisse)
Travail de répétition avec le chef Alexander Mayer, au centre, Laurent Coulomb, la harpiste Tjasha Gafner Photo : Tashko TASHEFF |
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Étienne me recommandait d’accueillir le compositeur Laurent Coulomb dont j’ignorais tout, même l’existence. C’était très grand dommage, car le personnage est profondément humain, clément, attentif, et sa musique comme celle d’Olivier Greif « recherche l’équilibre entre le mental et l’esprit, entre le matériel et le divin ». La spiritualité se manifeste dans le discours mélodique, qui loin de louer les distractions du monde, est en recherche de l’essence de la vie, de sa beauté, par-delà ses tourments, ses affres. Comme avec Lionel Pons, l’amitié avec Laurent a été spontanée, naturelle, évidente, fait rarissime. Parmi son corpus, j’apprécie tout particulièrement Zhaï, concerto pour hautbois, baryton et orchestre de chambre (2015), qui porte l’exergue : « Du sein confus de l’opaque et de l’obscur, la transformation survint, donatrice du souffle vital. », Zhuangzi (chapitre 18). Zhaï comporte quatre mouvements enchaînés : 1. Abîmes de l’âme (Prélude à l’encens), 2. Marche sur les étoiles (Danse sacrée de Yu), 3. Agon (combat des Esprits), 4. Le Souffle de Vie (Audience au Ciel). Selon les précisions du compositeur « Le concerto est une sorte de cérémonial imaginaire, inspiré du rituel taoïste dit « zhaï » (rituel de jeûne), désignant les rites de pénitence et d’imploration de guérison (du corps comme de l’âme). Comme dans une sorte de poème musical, divers épisodes se succèdent en une sorte de récit paraphrasant librement le rituel zhaï et les grands principes spirituels et cosmologiques du taoïsme antique… séquences d’un véritable voyage intérieur, de la maladie vers la rédemption. » Le compositeur présente ainsi son œuvre : « D’un point de vue formel, j’ai fait le choix non pas du concerto de soliste, mais plutôt d’une réexploitation contemporaine du concerto grosso. L’œuvre suppose la mise en espace de deux groupes orchestraux qui se font face et se complètent, s’opposent et se nourrissent l’un de l’autre, à l’image des principes du yin et du yang. Cette disposition permet également à d’autres instruments solistes de se détacher parfois (en dialogue ou en alternance avec le soliste principal) : harpe, clarinette, contrebasse, percussion, mais aussi violon, alto ou violoncelles. »
Laurent apprécie la revue Euterpe et le dit, comme il apprécie la tradition d’une certaine école française qui le marque, et au premier rang, l’œuvre de Poulenc, Messiaen, Jolivet et Dutilleux. Il vient d’achever un dernier cycle de mélodies sur des haïkus et termine aussi une grande sonate en duo pour clarinette et harpe… et encore plusieurs œuvres vocales. Mille idées germent en permanence, la dernière sur la lecture d’extraits de La Conférence des oiseaux du persan Farid al-din Attar. Il me confie : « Je crois qu’il nous faudrait des journées de 48 heures pour arriver à tout ce que nous voulons faire ! » Voici un sentiment que je partage totalement ! Comment font-ils ceux qui s’ennuient ?
Vincent Gonzalez de Manzac, me demandait, hier, en ami Facebook, son fils Diego est un des plus beaux enfants que l’on puisse voir plein d’énergie, de vitalité, il évoque la liberté que son père inscrit sur sa page. Il tient sans doute beaucoup d’Amandine, sa douce maman, pour cette beauté juvénile et printanière.
C’est aussi à Diego Giacometti que je pense lorsque j’attends l’appel de son charmant prénom, qui lui va à ravir.
L’écrivain sulfureux autant que génial, Jean Genet, dans son ouvrage L’Atelier de Giacometti écrit : « Ce monde visible est ce qu’il est, et notre action sur lui ne pourra faire qu’il soit absolument autre. On songe donc avec nostalgie à un univers où l’homme, au lieu d’agir aussi furieusement sur l’apparence visible, se serait employé à s’en défaire, non seulement à refuser toute action sur elle, mais à se dénuder assez pour découvrir ce lieu secret, en nous-même, à partir de quoi eût été possible une aventure humaine toute différente. Plus précisément morale sans doute. […] C’est l’œuvre de Giacometti qui me rend notre univers encore plus insupportable, tant il semble que cet artiste ait su écarter ce qui gênait son regard pour découvrir ce qui restera de l’homme quand les faux-semblants seront enlevés. Mais à Giacometti aussi, peut-être, fallait-il cette inhumaine condition qui nous est imposée, pour que sa nostalgie en devienne si grande qu’elle lui donnerait la force de réussir dans sa recherche. […] Il n’est pas à la beauté d’autre origine que la blessure, singulière, différente pour chacun, cachée ou visible, que tout homme garde en soi, qu’il préserve et où il se retire quand il veut quitter le monde pour une solitude temporaire, mais profonde. Il y a donc loin de cet art à ce qu’on nomme le misérabilisme. L’art de Giacometti me semble vouloir découvrir cette blessure secrète de tout être et même de toute chose, afin qu’elle les illumine.4 »
1 Krishnamurti, Jiddu; Maroger, Marie-Bertrande; Maroger, Diane. Dernier journal (Carnets DDB) (French Edition) (p. 21-22). Desclée De Brouwer. Édition du Kindle.
2 Jean-Marc Warszawski, https://www.musicologie.org/21/l_histoire_du_monde_ou_la_preuve_par_cinq.html
3 Benoit Menut, livret du CD Olivier Greif, Musique de chambre, Anima, p. 3.
4 Jean Genet, L’Atelier d’Alberto Giacometti, réédition de l’original avec les photographies d’Ernest Scheidegger, publié par l’Arbalète en 1963, Décines (Rhône), Marc Barbezat, 2007
Du 15 janvier au 11 février 2021
Verdi, le retour d’un amour de jeunesse
Texte dédié à mon ami Lionel Pons, musicologue et esthète En souvenir de Michel Valprémy (1947- 2007) et de Mireille Neyrat |
Verdi, on le porte dans ses fibres,
il résonne à vos oreilles,
il s’inscrit en votre âme et conscience1.
Albert Bensoussan
J’avais 17 ans, peut-être moins même, lorsqu’en compagnie de mon camarade de Bertran de Born, nous allions, après nos cours, sur les boulevards, chez Neyrat-Montaigne qui, à l’époque, était un vaste magasin dédié à la musique : instruments, partitions et disques vinyle. J’ai d’ailleurs en ces lieux récupéré un certain nombre de partitions d’opéras ou d’opérettes qui furent, après la prise de pouvoir du neveu de Mireille Neyrat, et de sa première épouse, enlevées des casiers pour alimenter les poubelles… Sacrilège !
Les boulevards, place Montaigne, Périgueux | ||
Michel, mon camarade de lycée, dessinait, écrivait, suivait des cours de danse avec une très distinguée professeure, madame Boulestin, activité qui n’avait, pour moi, pas le moindre attrait. Son intérêt pour la musique de danse, ballets de Tchaïkovski, de Delibes… lui était consubstantiel, il s’en gavait, moi, je restais de marbre ; par contre nous partagions une passion pour Jacques Offenbach et ses ouvrages les plus connus qui nous enchantaient, lui davantage pour les voix de divette et de ténor, moi davantage pour l’ironie et l’impertinence des sujets choisis par le maestro, mais encore pour ses rythmes endiablés qui me procuraient une stimulation que je ne trouvais pas dans mon cadre de vie, plutôt conventionnel.
Michel Valprémy, dansant la gigue, groupe folklorique Lou Chabridous, fondé par sa mère |
Michel fit de la danse sa profession, au Grand Théâtre de Bordeaux, où il fréquenta nombre d’artistes lyriques qui firent les beaux jours de l’époque Chaban-Delmas. J’en fus un peu témoin, au début des années 2000, lors d’une réception à la mairie, en présence du compositeur Jean-Michel Damase2. Le chic du chic auquel je ne suis nullement habitué. Quelle merveilleuse compagnie que celle de Jean-Michel Damase, il me contait les fastes de l’époque Sauguet, avec de fabuleuses réceptions. En ce temps-là, les artistes étaient vénérés. Il est difficile d’imaginer cela aujourd’hui.
Une autre passion nous vint en commun, celle de la trilogie célèbre de Giuseppe Verdi. C’était pour moi une totale découverte. La Deutche Grammophon publiait alors trois intégrales en coffrets de toile pourpre et caractères or. Un éblouissement musical. En tant qu’habitués des lieux, nous pouvions écouter ces publications enregistrées avec les chœurs et l’orchestre du Théâtre de La Scala de Milan : Le Trouvère dirigé par Tullio Serafin, Rigoletto par Rafael Kubelik…
Réédition des opéras de Verdi de la fin des années 60 | ||
Sans doute mon camarade était ébloui par la somptuosité des voix, moi plus par la richesse mélodique des œuvres. Nous écoutions et réécoutions ces vinyles adorés.
Mireille Neyrat |
Mireille m’avait pris en amitié, mais elle se retira dans sa très belle demeure du Pouyaud, route de Paris, qui fut celle du Général Clergerie3, où j’allais lui rendre visite. Elle me jouait et me parlait de Camille Saint-Saëns, de Gabriel Fauré, de Louis Aubert qu’elle voyait lors de ses séjours en Dordogne, avec lequel et quelques autres, ils se souvenaient de leur jeunesse autour de Gabriel Fauré, auprès duquel ils firent leurs études musicales. Elle était violoniste, mais devint veuve blanche lors de la Grande Guerre, cessa ses activités de soliste et revint sur Périgueux dans l’affaire familiale. Lorsque j’apparus en ces lieux, une dame austère assurait la vente. Elle prit sa retraite. Le neveu de Mireille, Michel Neyrat et son épouse prirent sa suite. Travaillaient avec eux, Élisabeth et Sylvette. Avec cette dernière, une grande sympathie s’installa. Je travaillais en ces lieux bénévolement durant les vacances scolaires, m’occupant aussi bien de conseiller la clientèle, de réaliser une vitrine ou de porter éventuellement la recette du jour à la banque. Michel Neyrat s’occupait de la partie hi-fi, conseillant la bourgeoisie périgourdine ; au fond du magasin, un atelier d’installation et de réparation était tenu, principalement par un autre Alain, très sympathique. Geneviève Neyrat était une très séduisante jeune femme, et autant que je puisse en juger libre et même délurée. Elle était en très bon terme avec le curé de Chancelade, l’Abbé Mazeau, qui était sans doute du type libertin, compère de l’Abbé Jérôme Coignard, qui officie dans La Rôtisserie de Reine Pédauque, d’Anatole France.
J’avais droit à des disques en cadeau pour ce travail dit « bénévole » qu’un contrôle de mon futur chef à la direction du travail eut vivement contesté et même sans doute verbalisé ! Bien sûr, mon choix, pour ces cadeaux, se porta sur Verdi.
Le 17 décembre 1965 (j’avais 18 ans), j’avais eu l’audace de mettre en musique un des poèmes de Mireille, Les Veuves blanches, partition que j’ai conservée et qui doit rassembler toutes les incongruités d’un apprenti sorcier qui ne savait rien de l’art musical, moins encore des raffinements de l’école fauréenne ! Elle fut touchée, mais certainement pas éblouie comme je l’eus peut-être espéré. Toutefois, il faut observer que son influence a été grande sur mon parcours personnel, jusqu’à vivre chaque jour avec son portrait sur ma cheminée. Elle aura déterminé une grande part de mes intérêts et passions. Michel Neyrat, homme concret, auquel j’avais réclamé cette photo, me trouvait bien inoccupé pour trouver de l’intérêt pour sa vieille tante.
Michel Neyrat appréciait ma manière de travailler et envisagea de m’embaucher. Il prit rendez-vous avec mon père ; la proposition de monsieur Neyrat ne fut pas de son goût et il l’envoya se faire foutre sans ménagement, ce qui n’eut pas l’heur de plaire au quémandeur, comme il me le fit entendre vertement le lendemain. J’étais moi-même déconfit. Mon père avait, fort sagement, je dois en convenir, d’autres projets, plus sérieux, pour moi.
* * *
Noël 2020 approchait. En novembre, vu la situation sanitaire, je commandais par anticipation et selon le choix de Lionel, le Guide des opéras de Verdi (livrets, analyses, discographies)4, ouvrage de près de 1300 pages, à une adresse, inconnue de moi (occasions de qualité, à très petits prix), qu’il me préconisait et dont j’allais faire grand usage pour acquérir moi-même, un certain nombre d’ouvrages et d’opéras de Verdi qui me manquaient, même si j’avais, de temps à autre, au cours des années, fait l’acquisition de Jeanne d’Arc, Ernani, I Lombardi alla prima crociata, Attila, I due Foscari, Luisa Miller.
Mon propre choix, de cadeau de Noël, se porta sur un opéra bouffe de Giuseppe Verdi, sa seconde œuvre, un échec redoutable qui advenait dans une période horriblement cruelle de sa jeune vie familiale. J’avais découvert Un giorno di regno, vers mes trente ans, sur disques vinyles. Cette version me revenait donc en version CD. En suivant, je découvris Oberto, Alzira, Macbeth, Aroldo, Don Carlos, Otello, Aida, Falstaff … plus encore le summum méconnu, qu’est Simon Boccanegra. C’était donc un retour impressionnant vers une de mes passions de jeunesse, que j’avais abordée par la célèbre trilogie, que forment Rigoletto, Le Trouvère, La Traviata, à laquelle j’avais ajouté Un Bal masqué et le Requiem.
Verdi, Un giorno di regno [Un jour de règne] |
J’avoue avoir retrouvé l’enregistrement de Un giorno di regno avec un identique plaisir, quarante années plus tard. Identique enthousiasme devant l’abondance et l’inventivité mélodique. L’échec de cette œuvre de jeunesse me semble totalement injustifié et même étrange. L’ouvrage possède un charme étincelant que le premier opéra joué sur scène de Giuseppe Verdi, qui avait 26 ans, Oberto, conte di San Bonifacio, semble seulement promettre. On se demande même comment si douloureusement affecté par une succession de deuils cruels, le compositeur pu s’astreindre à ce jaillissement mélodique.
Verdi, I Masnadieri |
Même réaction pour moi à l’écoute de I Masnadieri (Les Brigands) opéra créé au Queen’s Theater de Londres, le 22 juillet 1847. Verdi est alors âgé de 34 ans, déjà célèbre pour Nabucodonosor (1842), I Lombardi (1843), Ernani (1844)… En 1847, trois opéras voient le jour : Macbeth, I Masnadieri et Jérusalem pour l’Opéra de Paris. On parle peu de cet opéra qui est une suite ininterrompue de tubes, comme le seront en 1851 et 1853, Rigoletto, Il Trovatore, La Traviata. On s’interroge sur les destinations de la gloire.
Don Carlos est une somptueuse partition, que je découvris dans un enregistrement de 1971, dirigé par Carlo Maria Giulini, somptueusement chanté, ce qui fait aimer cet opéra moins fréquenté de Giuseppe Verdi. Une partition très conséquente comme celle de La Force du Destin (3 disques), avec Monserrat Caballé, divine dans le rôle de la malheureuse Elisabetta di Valois.
La première de Simon Boccanegra, le 12 mars 1857, à La Fenice, fut un fiasco ; par sa complète refonte en 1881, Verdi inscrit cette partition dans ses ouvrages majeurs, testamentaires.
Verdi, Simon Boccanegra |
Simon Boccanegra, opéra trop peu joué, mais idéalement enregistré par Claudio Abbado, très grand chef mahlérien, est un absolu trésor que je découvre donc bien tardivement. Verdi après La Traviata compose Les Vêpres siciliennes pour l’Opéra de Paris (création 1855), puis Simon Boccanegra (création de 1857), un fiasco, sur un livret médiocre de Francesco Maria Piave (d’après une pièce d’Antonio García Gutiérrez). C’est donc une œuvre de la période médiane, celle des plus marquants succès du compositeur où les cabalettes abondent. Il est suivi par Aroldo (1857) qui est un remaniement de Stiffelio de 1850, et ce sera toujours dans cette veine mélodique si fertile Un bal masqué de 1859, avant La Force du destin (1862). Vint alors la dernière période, lors de laquelle Verdi souhaita remettre en cause son langage par l’élaboration d’un plus grand raffinement orchestral, tout en restant fidèle au lyrisme italien et à la source jaillissante de ses cabalettes et chœurs inoubliables. Cette période débute avec Don Carlos (1867), suivi par Aida (1871), Otello (1887) et enfin Falstaff (1893). Verdi n’avait cependant pas renoncé à son Simon Boccanegra, faisant remanier le livret par son génial ultime librettiste, Arrigo Boito, apportant musicalement de grandes modifications à sa partition de 1857. L’ouvrage fut donné avec succès à la Scala de Milan, le 24 mars 1881, 24 ans après sa première création. C’est de toute évidence une partition majeure de Verdi, partition riche mélodiquement, mais différemment par sa splendeur orchestrale, à la fois puissante et dramatique. Il faut dire que la prise de son est exceptionnelle de clarté, de profondeur et de présence. La distribution est de premier ordre. « Cet opéra en un prologue et trois actes est l’histoire d’un homme de pouvoir, le doge de Gênes, touché par la vertu et le sens du bien public auquel Verdi attribue, pour renforcer la charge humaine, une histoire familiale difficile : après l’avoir perdue, Simon Boccanegra retrouve sa fille Maria… Tout comme Rigoletto, Stiffelio, Simon Boccanegra aborde un thème cher à Verdi : la relation père/fille : amour total qui révèle souvent une force morale insoupçonnée. Simon Boccanegra offre un superbe rôle à tous les barytons de la planète lyrique : homme fier au début, dans le Prologue, encore manipulé par l’intrigant Paolo ; puis politique fin et vertueux, qui malgré l’empoisonnement dont il est victime, garde sans sourciller l’intérêt du peuple à l’esprit. La genèse de l’opéra fut longue et difficile. […] Outre l’intelligence des épisodes dramatiques, vraies séquences de théâtre, Simon Boccanegra touche aussi par la coloration marine de sa texture orchestrale, miroitements et scintillements nouveaux révélant toujours le génie poétique de l’infatigable Verdi.5 »
Le catalogue du compositeur compte quarante-deux œuvres dont vingt-huit opéras. Giuseppe Verdi avait une conception de la composition musicale, qui, reconnaissons-le, est partagée par tous les esprits libres et créatifs, ceux qui ne font pas de théories sur la musique, mais qui ont un besoin irrépressible de composer, ceux qui laissent une œuvre : « Que veulent dire ces écoles, ces préjugés de chant, d’harmonie, de germanité, d’italianisme et de wagnérisme, etc. ? Il y a quelque chose de plus dans la musique, il y a la musique… le public n’a pas à s’occuper des moyens dont l’artiste se sert, il n’a pas à avoir des préjugés d’école… si c’est beau, qu’il applaudisse, si c’est laid, qu’il siffle ! Voilà tout. La musique est universelle. Les imbéciles et les pédants ont voulu trouver et inventer des écoles et des systèmes !… Moi, je voudrais que le public juge avec plus de hauteur, sans emprunter les vues mesquines des journalistes, des professeurs et des pianistes, mais d’après ses propres impressions ! Vous comprenez ? Ses impressions et rien d’autre !6 »
* * *
Toute apologie devrait
être un assassinat par enthousiasme.
Cioran
« Quel plaisir ce fut pour moi de sentir les masses de nos soldats composées de toutes les classes de la société, vibrer d’un commun enthousiasme. On ne sait pas assez combien les âmes des moins cultivées en apparence peuvent s’élever rapidement et facilement au niveau de la plus haute musique. Il y eut là des satisfactions morales qui adoucirent bien des souffrances.7 » Ainsi s’exprimait Jacques de La Presle, compositeur, aristocrate, qui avait de la déférence et du respect pour le commun des soldats sur le front de la Grande Guerre. À l’opposé, Giuseppe Verdi était homme du peuple qui devint le compositeur le plus adulé, recevant de son vivant, l’attention, l’admiration, l’adoration même, de tous ceux dont il était issu, aussi bien que de l’élite sociale internationale.
Certes, le souvenir de Busseto était empreint d’amertume et de souvenirs douloureux pour Verdi. « C’est pourtant là que tout commença pour lui, sa vie de musicien, son existence d’homme, ses heurts et ses infortunes, ces choses de la vie si dramatiques dont il allait nourrir, quel que soit le sujet de ses « mélodrames », chacune de ses œuvres. Sur chaque note, on entend Verdi, comme on lit Picasso sur chaque trait de sa peinture.
C’est à 4 kilomètres de Busseto, au hameau de Le Roncole, dans le duché de Parme, alors sous juridiction française, que naît Giuseppe Verdi, déclaré « Joseph Fortunin François » à l’état civil, le 12 octobre 1813. Il voit le jour dans une Italie morcelée dont l’Europe – la France, l’Autriche, l’Espagne – se partage les restes ou les lambeaux. La France napoléonienne s’est emparée de cette région de Parme pour l’annexer, depuis 1808, aux cent trente départements français, sous le nom de Taro, chef-lieu Plaisance. À partir de 1814, le duché passe sous la souveraineté de l’impératrice Marie-Louise d’Autriche, seconde épouse de Napoléon Ier. Verdi est donc né français, mais n’en tira nulle gloire et se garda bien de faire valoir le droit du sol pour revendiquer une nationalité française. La France n’est d’ailleurs pas gâtée dans son œuvre, le compositeur se livrant notamment, bien qu’avec la complicité de Scribe, son librettiste, au massacre vengeur des troupes françaises d’occupation, justement dans ses Vêpres siciliennes – dont le premier comme le dernier mot est « Vendetta » ! – Toute sa vie, Verdi se souviendra de son enfance pauvre, au milieu des terres marécageuses de la vallée du Pô et dans un bourg dont le nom signifie « l’élagage ». Son trisaïeul de la branche maternelle, Carlo Uttini, tenait une taverne à Busseto. Son arrière-grand-père, Carlo Verdi, s’était établi aubergiste, 4 kilomètres plus bas, à Le Roncole. Cette auberge de campagne, l’Osteria Vecchia, qui logeait quelques colporteurs de passage, faisait également office d’épicerie où l’on s’approvisionnait en farine, huile, sucre, café, vin, sel ou tabac, et cela aurait certes permis de vivoter, sans plus, n’était la possession de quelques terrains alentour qui, avec le temps, devaient prendre de la valeur. Carlo Verdi épousa, en 1805, Luigia Uttini, fileuse de son état dans un coin de l’auberge familiale de Busseto. Le grand-père du compositeur naquit de cette union, et il se nommait également Giuseppe, tout comme son père se prénommait Carlo, selon cette habitude – détestable pour les biographes – de transmettre les mêmes prénoms de génération en génération. Pour ce qui nous intéresse, donc, Giuseppe Verdi naquit à Le Roncole le 10 octobre 1813 de Carlo Verdi et de Luigia Uttini8… »
La famille Verdi est modeste, astreinte à un travail permanent pour gérer la propriété agricole, tenir l’épicerie et l’auberge. Le jeune garçon surnommé Peppino est charmant, introverti, réservé. Ce sera un grand jeune homme pour l’époque, quelque peu revêche, et plus tard un homme intraitable en affaires. L’enfant Verdi manifestait précocement un vif attrait pour les sons et la musique. Son instituteur, Pietro Baistrocchi, paysan, organiste au village lui apprit tout ce qu’il savait en musique, si bien que le jeune Verdi, alors âgé de 10 ans, put le remplacer à l’orgue, sa grande fierté, lorsqu’en 1823, son maître disparut. Le père de Giuseppe, était conscient de l’éveil précoce de son fils à la musique, il lui acheta une épinette pour ses huit ans, il en fit grand usage et jamais ne s’en sépara.
« En face de la maison natale, dans l’église San Michele, il s’exerça très tôt à l’orgue, sur un instrument primitif. À sept ans, un jour qu’il servait la messe dans cette église, distrait par la mélodie de l’offertoire que jouait le titulaire, il oublia de tendre les burettes au prêtre. Don Masini se fâcha. Un coup de pied énergique punit l’étourdi de sa négligence. L’enfant roula au pied de l’autel. Il se releva furieux et cria au prêtre : « Dio t’manda ‘na saietta ! » (« Dieu te foudroie ! », en dialecte local.) Le caractère de Verdi est déjà là, tout entier, à sept ans : soumission au pouvoir de la musique, fierté de cette soumission, rébellion contre l’autorité qui contrecarre la vocation artistique, conscience de son bon droit et appel à la vengeance pour l’injustice subie. Mais l’épisode est loin de se réduire à cet anathème lancé par un gamin et en apparence inoffensif. À deux kilomètres des Roncole, se trouvait une église plus grande, San Michele Arcangelo. Huit ans plus tard, le 14 septembre 1828 – l’adolescent avait quinze ans –, le même don Masini, promu dans cette paroisse plus importante, célébrait les vêpres en compagnie de trois autres prêtres. Un orage éclata pendant l’office, et la foudre tua six personnes, dont Masini, les trois autres prêtres et deux jeunes gens. Comment Verdi put-il ne pas être bouleversé de voir son vœu exaucé ? L’incident marqua si profondément le jeune homme que le thème de la malédiction reviendra sans cesse dans son œuvre. Le subtil essayiste et musicologue Marcel Moré a élaboré toute une théorie sur ce thème : la fascination et la terreur de la malédiction auraient inspiré à Verdi ses sujets majeurs et ses accents les plus forts. Malédiction divine dans Nabucco, malédiction familiale dans Don Carlo (Don Carlos) ou La forza del destino (La Force du destin), abondance de héros maudits, exclus de la société, tels Hernani, Rigoletto, Violetta, le Trouvère, Othello, et jusqu’au cri d’épouvante qui retentit dans la Messa da requiem : on ne peut nier l’importance fondatrice de ce premier orage. Dans l’église de la Madonna dei Prati se voit encore, sur le mur de gauche, un tableau dont la corniche baroque a été dédorée et brûlée par la foudre. Stupeur de la malédiction réalisée. Mais aussi, chez le jeune garçon, orgueil de découvrir l’efficacité de son désir : il suffit de vouloir énergiquement une chose pour que cette chose se produise ! Il se découvrait en lui une force capable de déchaîner les violences de l’atmosphère.9 »
L’anticléricalisme du compositeur trouve-t-il ses origines dans cet épisode que Verdi adorait raconter, anecdote étrange, devenu une légende, mais qui représente pour les timides et les humiliés, une sorte de protection fantasmée, par l’intervention d’un pouvoir immanent ?
En 1823, donc à 10 ans, Giuseppe faisait office d’organiste suppléant à San Michele Arcangelo, l’église de Le Roncole. « Carlo Verdi, s’approvisionnait pour son bazar auprès d’Antonio Barezzi, commerçant en épicerie, qui résidait dans la ville voisine de Busseto, où il occupait une des plus belles maisons, sur la place principale. Il accueillait dans son salon les concerts de la filarmonica locale, jouait lui-même de cinq instruments et, devinant les dons de l’enfant, le reçut dans sa demeure, puis l’initia à la musique et fit en sorte qu’il eût une bourse pendant trois ans pour terminer ses études à Milan.10 » En 1836, il épouse Margherita (Ghita) Barezzi, la fille de son protecteur. Le 17 novembre 1839, la Scala créait son premier opéra, Oberto, avec succès. C’est alors que tout semblait promis au compositeur : succès et bonheur, avec la naissance de deux enfants, Virginia en mars 1837. Mais peu après la naissance de son fils Icilio, en juillet 1838, Virginia disparait. Puis en octobre 1839, c’est Icilio qui disparait. En juin 1840, son épouse, Margherita, meurt. Début septembre voit l’échec de sa seconde œuvre représentée, son premier opéra bouffe, Un giorno di regno, toujours à la Scala de Milan. Un acharnement du sort qui conduisit le compositeur au désespoir et à la prostration, malgré le soutien de son beau-père, celui de l’imprésario de la Scala, Bartolomeo Merelli, qui misait sur l’avenir du jeune compositeur, de son interprète, la cantatrice Giuseppina Strapponi qui allait devenir sa compagne, puis son épouse. Il était décidé à renoncer à la composition. La légende autour de Nabucco, semble assez peu crédible, toujours est-il que l’impresario de la Scala en lui mettant ce livret entre les mains savait qu’il finirait par le convaincre d’écrire la partition. La création, le 9 mars 1842, à la Scala de Milan, fut un triomphe, sans qu’immédiatement le très populaire chœur des Hébreux soit entendu comme le symbole pour le peuple italien d’être libéré du joug autrichien. Cette reconnaissance du public sonnait pour Verdi l’heure d’une renaissance après les terribles épreuves qu’il venait de traverser. Il retrouva toute sa passion pour le théâtre lyrique. Ce fut alors une suite interrompue de créations qui firent sa renommée, puis sa gloire !
Le compositeur restera un terrien sa vie durant, administrant ses propriétés, en parallèle avec son activité de compositeur, se montrant très exigeant, veillant aux distributions comme aux mises en scène de ses ouvrages. Giuseppina Verdi confiait à Léon Escudier, le 4 juillet 1857 : « Son amour pour la campagne est devenu manie, folie, rage, fureur, tout ce que vous voudrez de plus exagéré. Il se lève, presque avec le jour, pour aller examiner le blé, le maïs, la vigne, etc. Il rentre harassé de fatigue, et alors comment trouver le moyen de lui faire prendre la plume11. »
« Luxe de fermier, non de nouveau riche. Verdi apporta autant de soin à la mise en valeur du domaine dépendant de la maison qu’à la maison elle-même. Il créa un lac, planta des arbres, fit cultiver les champs, se procura une collection de fusils pour aller à la chasse. Tout atteste le bon sens robuste d’un propriétaire attaché à la terre par ses origines paysannes. À Claude Debussy, âgé de vingt-trois ans, qui lui rendit visite vers 1885, il se présenta comme « planteur de salades ». Entre deux coups de bêche aux laitues, il travaillait à l’Otello, mais n’en souffla mot à son jeune visiteur12. »
« Verdi : sa légende en a fait un patriarche raide et barbu, héros du Risorgimento et chantre de l’unité nationale. Et le compositeur a lui-même laissé se former cette image. Mais ce portrait est évidemment trop simpliste. En allant y voir de plus près, en analysant la correspondance, les documents contemporains, les livrets, la dramaturgie et, bien sûr, la musique elle-même, Jean-François Labie a peu à peu découvert un tout autre personnage. Avec lui nous plongeons dans le bouillonnement des passions les plus violentes, les plus inavouables parfois, celles d’un être complexe, vulnérable, toute sa vie, hanté par le souvenir des premières expériences de l’injustice et de la cruauté, réticent devant tout engagement politique, dressé contre toute autorité extérieure – mais dont l’exigence intime, l’intégrité et la générosité font le plus attachant et le plus inattendu des hommes. »13 On se souvient qu’il fonda et finança, en 1888, un « Hôpital des pauvres » à Villanova d’Arda et, à Milan, en 1895, une « Maison de repos » pour les chanteurs retraités sans ressource. Enfin, en conclusion de son testament, on lisait ceci : « On distribuera aux indigents de Sant’Agata mille lires le lendemain de ma mort. »
Dans son ouvrage Sylvain Fort, qualifie Verdi d’insoumis : « Verdi est un compositeur pour notre temps. Mystérieusement, il porte, comme son œuvre, des traits qui caractérisent notre époque. Traits non seulement esthétiques, mais aussi moraux et, en un sens, politiques. Verdi, au long de ses opéras, parle des humiliés, des offensés, des mal-lotis ; il donne voix à ce que l’humiliation sociale suscite : la colère, la peur, et donc le désir de vengeance, l’instinct de sacrifice, le goût idéaliste des causes perdues, l’avidité du pouvoir. Aucun autre compositeur d’opéra n’a fait entendre de façon aussi puissante les élans profonds des âmes blessées, pour la simple raison que Verdi les a ressentis dans sa chair, en a fait l’épreuve dans sa vie d’homme. Ainsi ses opéras continuent-ils, aujourd’hui encore, de déchirer le voile des conventions et des accommodements faciles, alors que nous vivons toujours sous l’empire de ces conventions, des préjugés, des apparences. Verdi fut un homme en colère, un anticonformiste poussant parfois jusqu’à la cruauté l’expression de ses indignations ou de sa rage face à certaines situations. C’est cette insoumission foncière face aux injonctions de la mode, de la censure et des convenances, qui donne à son œuvre la puissance qui lui a permis de traverser le temps et de rencontrer aujourd’hui encore nos rêves et nos révoltes. »
« La trilogie la plus décriée par les prétendus mélomanes – Rigoletto, Il Trovatore (Le Trouvère), La Traviata – illustre avec le plus d’éclat la sympathie du compositeur non pour les détenteurs du pouvoir, mais pour ceux qui le subissent et qu’il opprime. L’enfant rabroué de Roncole, l’insulté de Busseto aurait pu intituler cette trilogie, comme Dostoïevski un de ses premiers romans : Humiliés et offensés. Rigoletto, le bouffon bossu, Azucena, la sorcière, Violetta, la courtisane vendue au plus offrant, ne sont pas des bêtes curieuses, des marionnettes folkloriques, comme beaucoup le croient, ils incarnent la moyenne de l’humanité asservie et souffrante. Il y a toujours quelqu’un pour vous exclure, pour vous dire que vous n’avez pas votre place dans la société, quelqu’un pour vous obliger à obéir au diktat du grand nombre, pour vous forcer à vendre votre âme si vous voulez survivre. […] Peu à peu, au cours de l’opéra, se révèle la vraie nature du personnage, secrète, passionnée, généreuse, douloureuse, et l’on découvre que, être bon et pur à l’origine, il n’est pas responsable de sa chute. C’est la cruauté du prochain qui l’a fourvoyé en le poussant dans une voie qui le dénature. […] Rigoletto, pitre servile, ressemble beaucoup à Violetta, son indignité apparente étant pareillement sublimée par un sentiment élevé, ici l’amour paternel. Mais, pour lui non plus, pas de rédemption. Rebuts de la société, exposés au mépris de leur entourage, moqués, persécutés, l’un et l’autre possèdent ce qui manque aux nantis, aux bien-pensants : le don du cœur, du dévouement, du sacrifice14. »
Verdi a aussi été contesté, moqué même, sa musique a été traitée de vulgaire, il fut opposé à Wagner, dieu suprême, et de manière peu flatteuse. Jeune homme, je l’ai connu décrié, vilipendé, tout comme Gustav Mahler et Jean Sibelius, mais le temps impose le silence aux exégètes prétentieux. Le temps a battu en brèche leurs théories fumeuses et discriminatoires. Les enregistrements sont parus, année après année, montrant l’ampleur et la constance de son inspiration, de son génie. Et comme l’écrit Dominique Fernandez : « Le bel canto romantique était de la musique sublime, mais aussi l’opium de la nation, le refuge des abstentionnistes, de ceux qui se lavent les mains des malheurs de leur pays. […] Verdi n’était pas de la race des enchanteurs préoccupés seulement d’enchanter. Les ornements, les fioritures, il savait les faire aussi bien qu’un autre, mais il avait une idée trop haute de sa mission pour se contenter de pareilles frivolités. Il fut, avec Victor Hugo – ce Hugo si décrié en France et pour des raisons aussi bêtes –, le premier artiste européen de cette envergure à « s’engager » : s’engager à rendre sa dignité à la musique en en faisant le reflet des grandes questions nationales15… »
On lui reproche sa facilité mélodique stupéfiante, de se livrer volontiers à l’emphase. À ces reproches, s’oppose à nouveau l’analyse de Dominique Fernandez : « S’il avait eu une once de matamorisme en lui, il nous aurait gratifié d’un Garibaldi, sujet idéal pour un opéra national patriotique, avec batailles, victoires, déploiement de bannières et, pour finale, la solitude du héros retiré dans son îlot de la Maddalena. Or, il n’y a jamais pensé, il semble que l’idée ne l’en ait même pas effleuré. Comme testament artistique, il n’a pas légué au monde l’image d’un héros positif, mais d’une caricature de héros, Falstaff, caricature de père et d’Italien bedonnant, pied de nez énorme à tous les commendatori et Eccellenze du nouveau royaume. 16 »
Le compositeur contestait vivement ces arrogances discriminatoires autant que ridicules : « Que veulent dire ces écoles, ces préjugés de chant, d’harmonie, de germanité, d’italianisme et de wagnérisme, etc. ? Il y a quelque chose de plus dans la musique, il y a la musique… le public n’a pas à s’occuper des moyens dont l’artiste se sert, il n’a pas à avoir des préjugés d’école… si c’est beau, qu’il applaudisse, si c’est laid, qu’il siffle ! Voilà tout. La musique est universelle. Les imbéciles et les pédants ont voulu trouver et inventer des écoles et des systèmes !… Moi, je voudrais que le public juge avec plus de hauteur, sans emprunter les vues mesquines des journalistes, des professeurs et des pianistes, mais d’après ses propres impressions ! Vous comprenez ? Ses impressions et rien d’autre !17 »
« Le grand dramaturge George Bernard Shaw nous a laissé sur Verdi ce témoignage éclairant et une opinion fort juste à laquelle nous ne pouvons que souscrire : Verdi a échangé les excès de ses qualités contre la sagesse nécessaire pour combler ses défauts ; sa faiblesse a disparu en même temps que son excédent de force et il est maintenant, dans sa compétence digne de respect, le plus grand des compositeurs dramatiques vivants. Il est rare que la force d’un homme soit si considérable qu’il puisse rester toujours un athlète une fois qu’il a troqué, dans sa vieillesse, la moitié de sa force, en échange de l’expérience ; mais la chose arrive de temps en temps, et dans le cas de Verdi elle ne devrait pas nous surprendre, surtout pas ceux qui, il y a longtemps…, avaient discerné en lui un homme doué d’une puissance créatrice intarissable, et qui certainement ne pourrait se contenter des formes d’opéra vétustes imposées par les circonstances.18 »
« Viva Verdi ! » : Pour les patriotes italiens, le nom du maestro servait de sigle au slogan : « Vittorio Emmanuele Re D’Italia (Victor Emmanuel roi d’Italie) »19. Gloire rarement connue par un compositeur, de son vivant, à la fois symbole de la réussite la plus absolue, dont les mélodies sont sur toutes les lèvres et chères entre toutes aux cœurs des Italiens. L’homme a accompli souverainement son destin, depuis la ferme familiale jusqu’au panthéon des plus grands musiciens de l’histoire. Célèbre, adulé, héros de la réunification de son pays. Il n’a plus rien à conquérir. À 88 ans, Verdi peut enfin savourer la sérénité de ses derniers jours :
« Dernier regard sur Sant’Agata, sur le très vieil homme assis dans son jardin à l’ombre parfumée de ces magnolias qu’il a planté, il y a longtemps déjà, quand le monde bruissait encore de chants et de voix amicales. Verdi s’assoupit dans la chaleur lourde qui écrase le parc et les champs d’alentour. À cette heure de la sieste, le silence envahit tout, il prend la consistance du miel pour se glisser dans la pensée qui somnole. […] Les vieillards ont besoin de ces mille petits gestes de secours qui abritent leur faiblesse et les laissent à la douceur insidieuse du souvenir. […] Le sommeil est écarté par la vie. Reviennent la douleur et la joie qui broient les cœurs et déchirent les entrailles. Les vieilles blessures saignent comme au premier jour. Dans l’éblouissement d’une jeunesse intolérable, l’éclair du génie revécu déchire la poitrine du vieux Verdi. À travers le feuillage verni des magnolias, les rayons brisés du soleil illuminent le visage du vieux patriarche. La belle barbe blanche encadre le sourire d’un homme heureux d’avoir vécu.20 » ◊
1. Albert BENSOUSSAN, Verdi, Folio Biographies, Gallimard, 2013, p. 11.
2. Jean-Michel DAMASE, pianiste et compositeur français, né le 27 janvier 1928 à Bordeaux et mort le 21 avril 2013 à Paris. Il a obtenu pour l’ensemble de son œuvre le Grand prix musical de la SACD et le Grand prix de la ville de Paris.
3. CLERGERIE Jean-Baptiste, dit Louis (1854-1927). Né à Excideuil, élève de l’École Polytechnique en 1872, il en sortit comme lieutenant. Il participa à la campagne de Tunisie, avant d’entrer à l’École supérieure de la Guerre. Commandant, puis Colonel en 1908, il sera nommé général de brigade en 1912, puis général de division le 26 juin 1915. Au début de la bataille de la Marne, il était chef d’État-major du général Gallieni et eut l’idée géniale de réquisitionner tous les taxis de Paris pour transporter les soldats de l’armée de Paris sur le front, qui fléchissait. Il est décédé le 24 février 1927, dans sa propriété du Pouyaud. (Source : Guy PENAUD, Dictionnaire biographique du Périgord, Périgueux, Fanlac, 1999, p. 254.)
4. Jean CABOURG (sous la direction de), le Guide des opéras de Verdi (livrets, analyses, discographies), Paris, Fayard, 1990.
5. Programme de diffusion du 22 novembre 2014, sur France Musique, dans « Samedi soir à l’opéra » de Judith Chaine, de l’opéra de Giuseppe Verdi, Simon Boccanegra.
6. VERDI Giuseppe, lettre du 17 avril 1872 à Cesare de SANCTIS (citée dans l’ouvrage d’Alain DUAULT, Verdi, une passion, un destin, « Verdi et son art », Découvertes Gallimard, Musique, 2000, p. 167.
7. Jacques de LA PRESLE, entretien avec Lucien CHEVALLIER, Le guide du concert, n° 22 du 10 mars 1929, cité par Vincent FIGURI dans la notice du CD consacré à Jacques de la PRESLE (Salamandre).
8. Albert BENSOUSSAN, Verdi, Folio Biographies, Gallimard, 2013, p. 16-17.
9. DEMONCOURT Bertrand, (2013-09-12). Tout Verdi (Bouquins) (French Edition) (Emplacements du Kindle 217-222). Préface de Dominique FERNANDEZ. Groupe Robert Laffont. Édition du Kindle.
10. Ibid.
11. ESCUDIER, Jacques-Victor dit Léon (1821-1881) est un journaliste, critique et éditeur musical. Très jeune, il s’installe à Paris où il se consacre au journalisme et fonde en 1837 avec son frère et Jules Maurel l’hebdomadaire La France musicale ainsi qu’une maison d’édition musicale, puis plus tard le journal L’Art musical. De 1850 à 1858, il collabore au Pays et au Journal de l’Empire. Éditeur français de Giuseppe Verdi, il dirige la salle Ventadour (Théâtre-Italien) de 1876 à 1878 pour y faire représenter ses opéras.Il a écrit en collaboration avec son frère Études biographiques sur les chanteurs contemporains (1840), Dictionnaire de musique (1844), Vie et aventures des cantatrices célèbres (1856), ainsi qu’une autobiographie, Mes souvenirs (1870). (Source Wikipédia). Lettre citée dans l’ouvrage d’Alain DUAULT, Verdi, une passion, un destin, « Le Dernier acte », Découvertes Gallimard, Musique, 2000, p. 107.
12. DEMONCOURT Bertrand, (2013-09-12). Tout Verdi (Bouquins) (French Edition) (Emplacements du Kindle 258-262). Préface, Dominique Fernandez. Groupe Robert Laffont. Édition du Kindle.
13. LABIE Jean-François, Le Cas Verdi, quatrième de couverture, « Accords » Robert Laffont, Paris, 1987.
14. DEMONCOURT Bertrand (2013-09-12). Tout Verdi (Bouquins) (French Edition) (Emplacements du Kindle 183-187). Préface de Dominique FERNANDEZ. Groupe Robert Laffont. Édition du Kindle.
15. DEMONCOURT Bertrand (2013-09-12). Tout Verdi (Bouquins) (French Edition) (Emplacements du Kindle 183-187). Préface de Dominique FERNANDEZ. Groupe Robert Laffont. Édition du Kindle.
16. DEMONCOURT Bertrand, (2013-09-12). Tout Verdi (Bouquins) (French Edition) (Emplacements du Kindle 204-209). Préface de Dominique FERNANDEZ. Groupe Robert Laffont. Édition du Kindle.
17. VERDI Giuseppe, lettre du 17 avril 1872 à Cesare de SANCTIS (citée dans l’ouvrage d’Alain DUAULT, Verdi, une passion, un destin, « Verdi et son art », Découvertes Gallimard, Musique, 2000, p. 167.
18. BENSOUSSAN, Albert. Verdi (French Edition) . Editions Gallimard. Édition du Kindle.
19. MILZA, Pierre, Verdi et son temps (Hors collection) (French Edition) . Place des éditeurs. Édition du Kindle.
20. LABIE Jean-François, Le Cas Verdi, « Envoi », « Accords » Robert Laffont, Paris, 1987, p. 430-431.
18-21 janvier 2021
Prémices de 2021
Nous sommes ballottés par un torrent émotionnel,
mais il nous arrive de vivre des instants
de lumière et de joie inespérée.1
Docteur Jean-Pierre WILLEM
Les grands changements qui honoreraient cette civilisation suicidaire ne sont pas pour demain. La pandémie isole dangereusement les citadins et menace les résistances aux abus de pouvoir d’un impuissant.
Dans sa lettre du 18 janvier 2021, le Docteur Willem, analyse la situation liée à la pandémie, à sa gestion, à la cacophonie anxiogène du corps médical : « Un événement est considéré comme traumatique s’il y a confrontation à des expériences de mort ou d’atteinte à l’intégrité physique avec un sentiment d’impuissance et de perte de contrôle. On voit alors apparaître des syndromes de stress post-traumatique et des états de sidération psychique issus d’états d’alarme qui ont duré. Or… la période Covid-19 avec la surexposition aux informations anxiogènes, répétées et permanentes place les individus dans un contexte d’inconnu et de changement permanent et touche à des peurs fondamentales : la maladie, la mort, la solitude, l’argent, l’emploi, etc. […] Le virus nous aura rappelé que nous sommes voués à vivre ensemble, reliés les uns aux autres, même dans le confinement. Si les humains se mettent enfin à déployer les mêmes trésors de solidarité, d’intelligence, d’abnégation, de dévouement, de courage et de foi en l’avenir que ceux qui se manifestent autour de nous, alors nous sommes sauvés ! Le coronavirus joue avec nos nerfs de confinés. Nous ne savons plus où nous en sommes de notre état mental. Notre psychisme oscille d’un sentiment à l’autre, d’une manière affolante. Nous nous endormons avec les statistiques sur le nombre des morts du jour et nous réveillons avec l’état des polémiques franco-françaises. La nuit prétendument « réparatrice » ne répare plus grand-chose tant tout semble délabré dans l’ensemble de notre être. Le soleil des aubes somptueuses n’annonce plus des journées de bonheur. Nous nous trouvons pantelants, soumis au va-et-vient de montagnes russes qui surviennent au quotidien.
Ce qui domine dans ce tableau sinistre c’est un sentiment de grande tristesse. Tristesse de songer à l’état des malades, au regard tourmenté des gens qu’on croise, à la souffrance des agonisants, à l’état pitoyable des EHPAD où tant de vies s’achèvent à huis clos, et à ce que la ruine actuelle nous annonce de la situation à venir de nos économies et de nos sociétés. Nous assistons à la fin de quelque chose. Peut-être au bouleversement d’une forme de civilisation qui nous servait de guide et dont il va nous falloir faire le deuil.
On peut élucubrer sur ce qui subsistera demain des folies et des moments de liberté du monde d’avant : de la surconsommation, de la frénésie de lucre, de gloriole et de violence, de la bêtise épaisse et de la légèreté mentale qui consiste à faire encore mine de ne pas réaliser où nous en sommes et continuer à parler de « grippette » quand la mort tire les ficelles.
L’épée de Damoclès reste suspendue ! »
Dimanche, nous tenions de manière dématérialisée, en raison d’une part de la pandémie et d’autre part de l’éloignement et de raisons médicales, l’Assemblée générale de l’année 2020. Ce fut un moment de partage intense. Elle a duré près de deux heures trente. Et une fois terminé ce dialogue en aveugle, j’étais vidé d’énergie. J’ai eu, ensuite, en soirée, un long entretien téléphonique avec une de mes cousines, Sandrine Beaupuy, qui ne manque pas de soucis avec la désertification médicale qui poursuit ses dévastations et entraine les plus grandes difficultés pour les soins de première nécessité.
Je n’ai pas toujours apprécié Jean d’Ormesson, que trop de confort aura rendu insensible aux souffrances des humiliés, toutefois, je suis de son avis lorsqu’il déclare : « Nous n’avons après tout que quelques années à passer dans ce mystère qu’est la vie. Autant l’éclairer par un peu de beauté, de passion, d’amusement. » On me dira que cela reste accessible, à ceux qui ont le cul au chaud et sont exempts de graves soucis. On veut ignorer ce qu’endurent trop d’entre nous, nos ennuis personnels suffisent à nous affliger. Pour autant, je le dis, les prostrés et les moroses nous emmerdent ! J’en ai malheureusement fréquenté, mais assez peu, ce sont des pestes, car ils portent un regard de mort sur la vie… et pire sur la vie qu’il reste lorsque l’âge avance.
Quoiqu’il en soit, la saison automnale et hivernale est riche de beautés. Gilbert Chabaud avait partagé, sur Facebook, une photo du Domaine de Montagenet, un lieu qui m’était inconnu sur Saint-Martial-de-Valette qui fut sur mon secteur professionnel à deux reprises. J’ai le souvenir, à beaucoup d’années de distance, de deux anecdotes savoureuses, que probablement, je raconterais un jour !
Domaine de Montagenet et ses paysages d’hiver | ||||
Cet établissement se décrit ainsi : « Au cœur du Parc Naturel Régional Périgord-Limousin, à proximité de Nontron… en Périgord vert, les gîtes du Domaine de Montagenet s’étendent sur 76 hectares de prés et de bois, dominant un paysage exceptionnel… Dans son hameau d’une dizaine de bâtiments de caractère, 6 gîtes de charme (ou gîtes ruraux), classées 4 étoiles, ont été récemment créés ou rénovés. Ils sont agrémentés d’installations confortables et luxueuses : piscines, bassin intérieur de nage à contre-courant, spa, hammam, sauna, solarium, salle de sport, salon de massage, salles de réceptions et de séminaires, etc. Le Domaine de Montagenet est un des lieux les plus calmes et les plus délicieux du Périgord Vert, idéal, en toutes saisons, pour des séjours de détente comme pour l’organisation d’une réception, mariage, stage ou séminaire d’entreprise. » Description qui oublie de mentionner le superbe jardin et les nombreux concerts. Mais en regardant les tarifs, nous nous savons non éligibles aux fastes des lieux !
Sur Facebook, Didier Ballesta publiait un cliché poétique des ruines de l’église du Cheylard (Les Farges), Saint-Genies. Il commentait ainsi ses photos : « Les ruines de l’église romane du Cheylard (Les Farges), un lieu qui s’appelait initialement le Chalard, déformation occitane de castellum. Il y avait donc une structure fortifiée sur cette hauteur dominant la vallée de la Vézère et qui est aujourd’hui boisée. »
Le bourg de Saint-Genies | Les Farges | |
Ignorant tout de ces vestiges, je repris son post sur mon propre Facebook, ce qui fit dire à Corinne, notre secrétaire générale : « Je connais cette jolie chapelle qui a été l’objet de travaux de consolidation et de cristallisation, ses ruines rendent le lieu très poétique. Je suis sûr que sa spiritualité et sa magie te toucheront, le lieu porte à la rêverie. »
Pierre POMMARÈDE Le Périgord des églises et des chapelles oubliées |
Intrigué, je voulus en savoir plus, ce qui me fit explorer les ouvrages du Père Pommarède ; c’est dans le tome premier du Périgord des églises et chapelles oubliées, que m’avait offert Renée Daubricourt, et page 98, que je pus me délecter des lignes de cet érudit : « Depuis près de deux siècles, l’église se désagrège parmi la végétation et, à son côté, le cimetière disparait sous les chênes et les fougères. Il y a des lieux qui prêtent au romantisme et qui suscitent l’imagination. Une nuit d’hiver et de camp scout, j’avais surpris une lune laiteuse éclairant les murailles blafardes. Et je rêvais qu’une des sœurs Bronté allait se glisser parmi les tombes abandonnées et ajouter une page à un roman qui m’avait, alors, épouvanté et émerveillé. » J’admire le style de cet homme d’église, d’esprit jovial, qui possédait une riche culture.
En consultant la carte Michelin 75, j’ai pu situer les lieux, et me souvenir que Saint-Genies était sur mon trajet, deux fois durant la belle saison, pour me rendre à Salignac-Eyvigues en matinée puis à Carlux l’après-midi. C’est à Saint-Genies que je prenais à gauche la route, d’abord tortueuse, pour me rendre à Salignac-Eyvigues, alors que l’on atteint ‟Les Farges”, en prenant à droite et direction Marcillac-Saint-Quentin.
* * *
Je découvrais, sur Facebook toujours, une carte et un texte de l’ami naturopathe, Benoit Perret : « Belle année à toi merveilleuse NATURE. Et pourquoi ne souhaiterions-nous pas une belle année à la Nature et à toutes les espèces qu’elle nourrit et qu’elle préserve ? Rien ne nous l’empêche ! Au contraire, nous devrions tous lui souhaiter une excellente année pleine de bonheur et de vie sauvage. Sans nature en équilibre, sans nature préservée, il ne peut y avoir d’humanité durable et épanouie. La Nature nous nourrit, nous offre son oxygène pour respirer et nous enseigne la voix de la sagesse, du respect d’autrui et d’une forme d’amour. Respectons-la, protégeons-la ! Aimons-la vraiment comme une mère qui nous a donné vie dans l’amour et qui nous élève dans l’amour bienveillant pour nous accompagner dans notre éveil, pour notre épanouissement et notre plus grand bonheur. C’est là l’enseignement de toutes les tribus ‟primitives” qui subsistent encore aujourd’hui çà et là. Encore une fois, je te souhaite une très belle année Nature et je sais que tu survivras aux humains… Gratitude Nature. Belle journée à toi Nature, je t’aime. Benoît PERRET de L’Écho de la Nature. » Qui de nous, n’a pas trouvé un ressourcement essentiel auprès de la nature (campagne, mer, montagne, flore et faune) lors de la pandémie en 2020 et encore aujourd’hui. Il n’existe pas de stimulant immunitaire plus fabuleux que notre relation à la nature, elle est l’antidote majeur. Merci Benoit Perret.
Qui sait si Joseph Delteil ne s’est pas penché sur ton berceau ? « Ils vivent « d’amour et d’eau fraîche », dit excellemment la langue populaire, les fruits sauvages, les baies des bois, les bestioles… comme le premier homme, comme l’homme du paléolithique. Hippocrate pense que l’homme paléolithique vivait des simples productions de la terre, comme les autres animaux : feuilles, fruits, herbe… Et le docteur Gottschalk énumère une liste impressionnante de plantes alimentaires, dont se nourrissent encore aujourd’hui les Papous, les Pygmées, les Touareg, etc. : les feuilles de ficaire, de fumeterre, de chou sylvestre, le cresson de terre ou de rivière, le cochléaria, le raifort, la passerage, la rivière, le cochléaria , le raifort, la passerage, la bourrache, le laiteron, le houblon, l’ortie, l’oseille sauvage, la roquette, la bonnedame, le salsifis sauvage, la salicorne, la centaurée, le trèfle, la ravenelle, les jeunes pousses de petit houx, de fougère, les jets de houblon, les bulbes de nénuphar, de cerfeuil bulbeux, de chervis, les champignons, glands, noix, noisettes, châtaignes, faines, prunes et prunelles, pommes et poires, merises, myrtilles, sorbes et alises, baies d’épine, graines de touloult et de nerokba, fausse asperge, rhubarbe, fraises, groseilles et framboises, mûres, baies e sureau et de viorne, fruits d’églantier et de tilleul, raisins, épis de chiendent, de millet et de sétaire, chènevis, plantain, riz sauvage, seigle d’Asie, lentille amère, algues, igname, patate douce, manioc, arbre à pain, le fei, le hoi, l’artocarpe, la mangue, la banane, l’avocat, le letchi, le ramboutan, la papaye… sans compter la chasse, la pêche, les crustacés, les vermidiens, les insectes, etc., etc.2 »
Le Martin pêcheur © Laurent BESSIÈRE | ||
La précision et la beauté des photographies de la faune de Laurent Bessière sont particulièrement émouvantes. Se révèle une familiarité de plus en plus évidente, faite de confiance et même d’amitié, entre lui et le monde animal, oiseaux ou écureuil. Je n’imaginais pas que, de manière générale, on puisse établir un aussi grand rapport de confiance. Posséderait-il un don similaire à celui qui animait François d’Assise ?
« Il allait, la plante du pied arquée comme pour empaumer sa terre, debout et entier devant l’univers, « enfin seul ». Chantant à pleine gorge. L’ébriété du poulain lâché, et qui d’abord s’ébroue, pour rien, pour le plaisir. Il se sentait naïf, plénier, follement à l’aise dans sa peau de nouveau-né, dans l’air large et humain. Autour de lui la fougère mâle et femelle, les cailloux d’émail, le cri cru du geai, le soupir de l’eau vierge, tout lui était connaturel, les choses-sœurs. Il allait, chantant, gambadant, tantôt au galop, tantôt trique-traque comme le renard repu. Interpellant l’écureuil en goguette, la libellule à l’aiguade, le scarabée tout pensif dans sa carapace3… »
L’ami écureuil © Laurent BESSIÈRE |
Longue conversation téléphonique avec mon cousin Éric, mercredi dans l’après-midi. Nous avons beaucoup parlé de la situation, désormais inconfortable, d’André, son grand-oncle et mon cousin. André, assez reclus à Rosas, commune de Sainte-Orse, approche de ses 90 ans. Il perd l’appétit, et peut-être, en cette période de l’année, le goût même de vivre. Je disais à Éric que dans notre famille, lui, Hélène et moi étions en phase, lucides, sur la situation politique de la France.
De gauche à droite, Renée DAUBRICOURT, Caroline KERVAZO, 2000 |
En soirée, le téléphone sonne. Mon camarade de jeunesse, Bertrand, me présente ses vœux et la conversation va bon train. Son fils, Christophe, étudiant brillantissime, est désormais maitre de conférence dans une grande institution d’astrophysique parisienne. Caroline, sa chère mère qui doit avoir dépassé 95 ans est toujours vivace, même si elle n’a pas toute sa lucidité. Quelle merveilleuse personne, avec laquelle j’ai passé des moments uniques, enchanteurs. Un grand cœur ! Voilà une maman qui était fière de son fils et une grand-mère tout aussi fière de son petit-fils. Elle ne s’est jamais trompée, car ils étaient tous les deux, et en grande modestie, de brillants intellectuels. J’assistais au début des années 2000, à la soutenance de thèse de Lionel Pons, bien des années auparavant, à Bordeaux, j’étais là aussi, pour celle de Bertrand. L’intelligence m’a toujours fascinée. Il y avait dans la pièce principale de leur appartement un circuit électrique immense où roulaient toutes sortes de trains. Albert, le papa était aussi fasciné que nous. Dans cette famille, j’ai aussi été touché par la musique classique. Nous écoutions souvent les mêmes œuvres de Beethoven, de Liszt… si bien qu’en définitive, je finis par avoir leurs thèmes en tête. La musique était essentielle pour eux trois. Je peux leur dire merci, car je n’ai eu besoin, ni d’alcool, ni de cigarettes, ni de drogues pour surmonter les épreuves de la vie ; la musique, cette sublime compagne, m’a toujours pourvu en consolations, en émotions intenses et en joies. ◊
1. Lettre du 18 janvier 2021, du Docteur Jean-Pierre Willem.
2. Joseph DELTEIL, François D’Assise, Œuvres complètes, Paris, Bernard Grasset, 1980, p. 601.
3. Joseph DELTEIL, François D’Assise, Œuvres complètes, Paris, Bernard Grasset, 1980, p. 579-580